La dimension tabulaire dans l’œuvre d’Hergé : entre tradition et adaptations éditoriales.

Hergé, créateur incontournable de la bande dessinée franco-belge, est souvent célébré pour son talent graphique, son sens de la narration, et son apport à l’univers des Aventures de Tintin. Pourtant, une qualité spécifique de son œuvre reste largement sous-estimée : la dimension tabulaire, c’est-à-dire l’organisation méthodique des planches et des cases pour structurer le récit. Si des exceptions notables, étudiées par Jan Baetens, viennent nuancer ce constat, la critique s’attarde peu sur cet aspect de la production hergéenne, notamment dans ses premières années.

Prenons pour exemple une planche extraite de Les cigares du pharaon, dans sa version en couleur. Cette planche illustre bien l’approche particulière d’Hergé à cette époque, marquée par un apparent désintérêt pour une mise en page structurée et rythmée par la planche dans son ensemble. Une analyse approfondie révèle une narration linéaire où les cases se succèdent sans construction tabulaire marquée. Ce phénomène pose la question suivante : pourquoi cette relative absence de tabularité, et quels éléments formels ou contextuels permettent de mieux comprendre cette particularité dans l’œuvre d’Hergé ?

Une narration linéaire au service du mouvement

Dans cette planche des Cigares du pharaon, les événements s’enchaînent à un rythme soutenu, voire effréné : alerte donnée par le fossoyeur, arrivée des soldats, fuite par le toit, bousculade de Tintin, et enfin son échappée dans une ruelle. Ce découpage narratif semble arbitraire, sans que la disposition des cases ou des bandeaux n’impose une structure visuelle ou thématique claire. Au niveau chromatique, aucune dominante particulière ne guide le lecteur, et les liens formels entre les cases sont peu significatifs. Si l’on alignait les bandeaux en un long ruban, l’expérience de lecture resterait sensiblement identique, ce qui illustre l’importance accordée à la fluidité linéaire plutôt qu’à une organisation tabulaire rigoureuse.

Toutefois, un mince souci de cohérence graphique transparaît. Par exemple, la hauteur presque uniforme des bandeaux et le positionnement stratégique de la dernière case, qui pousse le lecteur à tourner la page en suivant l’élan de Tintin, témoignent d’une subtile prise en compte de la composition. Ce souci reste néanmoins secondaire face à la priorité donnée au mouvement narratif, héritée de la tradition du strip.

La genèse éditoriale comme facteur explicatif

Deux raisons principales pourraient expliquer cette absence relative de tabularité dans les premiers albums d’Hergé. D’une part, son approche privilégiant les séquences courtes et dynamiques, souvent inspirée du strip américain, favorise un glissement fluide d’une case à l’autre. Chaque bandeau se termine par un temps fort, renforçant ce tempo narratif : l’arrivée des soldats, la fuite, la sortie de Tintin, puis sa fuite finale.

D’autre part, l’instabilité des formats de publication originaux joue un rôle clé. Les premiers récits de Tintin ont connu des parutions variées, allant du strip unique au demi-format, voire à la planche complète. Cette diversité a nécessité, lors de la transition vers des albums de 64 pages en couleur, des reconstructions parfois maladroites des planches originales. Ces adaptations éditoriales ont pu effacer des traces éventuelles d’une logique tabulaire plus affirmée dans les versions initiales.

Retour à la source : la planche originale en noir et blanc

Pour mieux comprendre la démarche d’Hergé, examinons la planche originale en noir et blanc telle qu’elle fut publiée dans Le Petit Vingtième. Contrairement à la version colorisée, cette planche révèle une certaine attention portée à la tabularité, tant au niveau thématique que formel.

Une unité thématique renforcée

La planche s’articule autour d’un lieu précis : une maison-refuge. Cette unité est soulignée par les motifs des deux cases qui encadrent la planche. Au début, un affrontement pour pénétrer dans la maison ; à la fin, une lutte pour en sortir. Cette cohérence thématique est renforcée par l’opposition entre intérieur et extérieur, mettant en scène une sorte de huis clos dynamique.

Une construction formelle astucieuse

La disposition des cases met en valeur des liens subtils entre elles. Par exemple, la ligne de sol de la case 1 se prolonge dans la case 2, tout comme celle de la terrasse entre les cases 3 et 4. Les cases 2 et 4, situées au centre de la planche, se distinguent par leur tonalité grise qui accentue l’intérieur de la maison. Superposées, elles forment un « pavé » visuel puissant, contrastant avec les cases claires qui l’entourent.

Cette superposition invite également à un parcours de lecture alternatif. Si la logique conventionnelle suit l’ordre des cases 2-3-4, la similarité chromatique et les motifs narratifs pourraient suggérer une lecture 2-4-3. Cette audace narrative crée une expérience de lecture dynamique, où les mouvements des personnages semblent transcender les cases.

Les pertes expressives dues à la colorisation

La comparaison entre les versions noir et blanc et colorisée met en lumière les conséquences des reconstructions éditoriales. La condensation des récits originaux dans un format rigide de 64 pages a souvent gommé des détails significatifs. Par exemple, la version colorisée de cette planche est plus bavarde, avec des dialogues qui alourdissent la lecture, et perd en subtilité graphique. L’opposition thématique et formelle entre intérieur et extérieur, si présente dans la version originale, s’atténue considérablement.

Une tabularité latente mais méconnue

L’œuvre d’Hergé, malgré son apparente prédilection pour une narration linéaire, témoigne d’une attention ponctuelle, mais réelle, à la construction tabulaire, notamment dans ses récits originaux en noir et blanc. Les contraintes éditoriales et les choix de reconstructions a posteriori ont parfois brouillé cette dimension, limitant l’expression d’une tabularité plus affirmée. Une analyse plus exhaustive des planches originales permettrait de mieux cerner l’étendue de ces « pertes » et de redécouvrir un Hergé attentif à la mise en page et au rythme visuel, bien au-delà de ce que les versions colorisées laissent paraître.