La répétition dans la bande dessinée : un mécanisme narratif clé entre récurrence et variation.

Le phénomène est souvent invisible pour le lecteur absorbé par l’histoire d’une bande dessinée. En tournant les pages, happés par la narration, nous oublions d’observer les structures récurrentes qui se présentent sous nos yeux : une succession de dessins où motifs, personnages et décors se répètent. Ces éléments, tels que le château de Moulinsart dans Tintin, la demeure du comte de Champignac dans Spirou et Fantasio ou encore le village des Schtroumpfs, sont pour nous des lieux familiers, inscrits dans notre imaginaire comme des repères bien définis, parfois plus nets même que des lieux réels.

Outre les décors, la répétition de personnages est une composante essentielle de la bande dessinée. Dans Chihuahua Pearl (1973) de Charlier et Giraud, le personnage de Blueberry apparaît 274 fois sur les 46 planches de l’album, tandis que Marco, dans Le Combat ordinaire (2003) de Manu Larcenet, est visible 443 fois en 50 planches. Dès les débuts de la bande dessinée, la répétition de personnages était déjà centrale : dans Les Amours de Monsieur Vieuxbois (1996), Töpffer représente Monsieur Vieuxbois 176 fois en 92 strips, un détail qui n’échappe pas à Goethe qui admirait cette "reproduction incessante sous les formes les plus variées".

En effet, le recours à la répétition graphique et narrative est un des procédés spécifiques de la bande dessinée. Dans ce médium, un personnage peut être représenté plusieurs fois au sein d’une même planche, et le lecteur reconnaît facilement ce même personnage grâce à des éléments visuels constants tels que son apparence physique, ses vêtements, ou encore les textes qui lui sont associés. Chaque vignette, ordonnée temporellement, montre ainsi le personnage au fil de ses actions, évoluant dans des décors qui se modifient au gré de la narration.

La répétition comme moteur narratif

Thierry Groensteen, dans Système de la bande dessinée (2006), analyse le phénomène de répétition sous le terme de redondance. Il note que, bien qu’elle soit omniprésente dans la bande dessinée, cette répétition n’est pas un moteur narratif exclusif : les variations, aussi minimes soient-elles, constituent une avancée ou un enrichissement du récit. Groensteen critique l’idée que chaque vignette apporte nécessairement une information essentielle au récit, rappelant que l’attention du lecteur peut aussi se porter sur des détails qui n’ont pas vocation à faire progresser l’histoire.

Dans le roman, les auteurs évitent la répétition du nom du personnage par l’emploi de pronoms et de périphrases ; mais en bande dessinée, cette substitution est bien plus rare et complexe. En effet, ce n’est pas la variété d’appellations qui prévaut, mais au contraire la répétition du dessin d’un même personnage qui est acceptée comme la norme narrative. Cette spécificité influence profondément la structure du récit.

Le narrateur actorialisé : un cas particulier de répétition

La répétition trouve une application singulière dans le cas du narrateur actorialisé, un personnage narrateur qui est à la fois dans l’histoire et en dehors de celle-ci, s’adressant directement au lecteur. Dans Maus d’Art Spiegelman, l’auteur apparaît lui-même pour raconter l’histoire de son père, créant un dédoublement de l’univers diégétique. Dans une autre perspective, L’Histoire populaire de l’Empire américain de Howard Zinn, adapté par Mike Konopacki, place le personnage d’Howard Zinn en tant que narrateur unique. Bien qu’efficace d’un point de vue didactique, ce choix limite l’engagement émotionnel du lecteur, car le narrateur statique empêche l’attachement à des personnages diégétiques.

Philippe Squarzoni adopte une approche différente dans Garduno en temps de paix et Zapata en temps de guerre, où il met en scène un narrateur qui n’est pas seulement un observateur, mais un acteur de diverses situations. En introduisant des éléments de vie quotidienne et des discussions informelles, Squarzoni renforce la subjectivité du discours tout en permettant au lecteur de s’identifier au personnage narrateur.

Joe Sacco, dans Gaza 1956, pousse cette approche plus loin en racontant ses propres aventures d’enquêteur, mêlant ainsi le récit de l’investigation à celui des événements historiques. Ces œuvres montrent que, même lorsque le propos d’une bande dessinée n’exige pas de personnage central, la répétition visuelle d’un narrateur actorialisé contribue fortement à structurer et enrichir le récit.

Répétition et immuabilité des personnages

La répétition a pour conséquence directe l’immuabilité des personnages de bande dessinée. Contrairement aux personnages de roman, les héros de bande dessinée ne subissent que rarement une transformation en profondeur. Les aventures d’Achille Talon, de Lucky Luke ou de Tintin s’enchaînent sans que les personnages évoluent réellement, car ils sont définis avant tout par leurs traits physiques et leur tempérament, peu sujets au changement. Cette permanence est exacerbée par la répétition du cadre : le lecteur suit un personnage fixe dans des environnements variables, chaque péripétie étant une simple variation de ce schéma. Ainsi, Lucky Luke traverse diverses régions de l’Ouest américain, mais il reste toujours le même cow-boy solitaire.

Répétition et innovation narrative

Certains auteurs contemporains ont su exploiter et détourner la répétition pour en faire un outil de renouvellement narratif. Killoffer, dans 676 apparitions de Killoffer, met en scène un avatar de lui-même qui se dédouble constamment, jusqu’à envahir chaque planche de sa présence. Ce procédé crée un effet de saturation visuelle, en écho à l’angoisse existentielle du personnage, et conduit à une rupture des codes narratifs traditionnels de la bande dessinée, marquant une réflexion sur la conscience de soi plus que sur l’action.

De son côté, Dominique Goblet, dans Chronographie, utilise la répétition pour donner corps à un projet artistique singulier : elle et sa fille se dessinent l’une l’autre, chaque portrait se succédant sur les pages dans une progression chronologique. Ici, la répétition n’est pas un artifice narratif, mais une trace tangible de l’écoulement du temps et des liens intimes entre les deux protagonistes. Les variations graphiques traduisent à la fois l’évolution physique et l’évolution du regard que la mère et la fille portent l’une sur l’autre.

Vers une bande dessinée sans répétition ?

La répétition est si omniprésente qu’il paraît difficile d’envisager une bande dessinée qui s’en passe totalement. Pourtant, des œuvres telles que La Digue de Vincent Fortemps démontrent qu’il est possible de créer des récits puissants sans recourir à ce procédé. D’autres explorations artistiques cherchent également à libérer la bande dessinée de sa structure répétitive, tout en maintenant un équilibre narratif.

Cette exploration de la répétition dans la bande dessinée met en lumière un mécanisme fondamental qui, sans être indispensable, constitue un moteur narratif puissant. Qu’elle renforce l’immuabilité des personnages ou qu’elle serve de support à des expérimentations narratives, la répétition est au cœur même de la bande dessinée. De Töpffer à Dominique Goblet, les créateurs ont exploré les multiples facettes de ce procédé, démontrant qu’il est un outil aussi bien pour enrichir le récit que pour renouveler le genre.