Les débuts de Tintin : Hergé face à l’idéologie dans Tintin au pays des Soviets.

Hergé, alors jeune dessinateur de 21 ans, voit son destin lié à celui de Tintin en 1929, lorsqu’il crée le célèbre reporter pour une aventure publiée dans Le Petit Vingtième, sous le titre Tintin au pays des Soviets. Cette première apparition est révélatrice de l’époque dans laquelle elle s’inscrit, marquée par un fort anticommunisme, et son contenu reflète des influences politiques et culturelles spécifiques.

La première planche de Tintin au pays des Soviets paraît le 10 janvier 1929. Dans les pages du journal catholique conservateur Le Vingtième Siècle, dirigé par l’abbé Norbert Wallez, Tintin est présenté comme un envoyé spécial chargé de dévoiler la réalité de la Russie soviétique. Cette mission, dans l’esprit de Wallez, s’inscrit dans une propagande visant à dénoncer les excès du communisme. L’abbé, futur collaborateur pendant la Seconde Guerre mondiale, voyait en Hergé un instrument de son combat idéologique, et le jeune auteur, issu d’un milieu traditionnel, se trouvait dans l’atmosphère conservatrice de son journal.

Le contexte de l’époque est important pour comprendre le message véhiculé par cette première aventure de Tintin. La Russie soviétique, fermée aux étrangers depuis la révolution de 1917, était perçue en Europe de l’Ouest comme une menace. La propagande anticommuniste, particulièrement virulente à l’époque, cherchait à stigmatiser le régime de Staline, à peine établi. L’album de Tintin reflète cet état d’esprit, qualifié plus tard d’« anticommunisme primaire », une dénonciation virulente du système soviétique, sans nuance ni connaissance approfondie de la réalité russe.

L’œuvre d’Hergé, influencée par la culture populaire de son temps, combine ici deux inspirations principales. D’un côté, on retrouve un goût prononcé pour le cinéma burlesque, avec des scènes qui rappellent les films d’aventures slapstick de l’époque, comme le souligne Philippe Goddin, expert de l’univers d’Hergé. De l’autre, on discerne un pamphlet politique, nourri par des sources peu nombreuses mais marquantes, telles que le livre Moscou sans voiles de Joseph Douillet, un ancien consul belge expulsé d’URSS après avoir été emprisonné. Ce récit, véritable brûlot anticommuniste, est l’une des principales influences de l’album, où Hergé puise notamment une scène montrant une élection truquée, une critique acerbe du régime stalinien naissant.

Malgré cette portée politique, Tintin au pays des Soviets est surtout une œuvre de jeunesse. Hergé n’a alors jamais quitté la Belgique, et son regard sur la Russie soviétique est largement façonné par les récits de seconde main et l’idéologie ambiante. La publication de l’album en 1930 est d’ailleurs suivie d’une longue période durant laquelle il ne sera pas réédité, les éditions Casterman, qui reprennent la série de Tintin à partir de 1934, n’appréciant guère ce premier opus trop marqué politiquement. Ce n’est qu’en 1973, soit 43 ans après sa première parution, que Tintin au pays des Soviets sera réédité, témoignant de l’embarras que cet album a pu susciter.

L’œuvre d’Hergé évoluera considérablement après cette première aventure. Tintin, devenu une figure emblématique de la bande dessinée européenne, s’émancipera peu à peu des influences idéologiques de ses débuts pour devenir un héros plus universel, traversant les époques et les frontières. Cependant, Tintin au pays des Soviets reste une pièce importante du patrimoine de l’auteur, à la fois pour ce qu’elle révèle de son jeune âge et des tensions politiques de l’époque. C’est une œuvre qui, bien que critiquée pour son manichéisme, offre une fenêtre sur l’esprit des années 1920 et sur l’engagement d’un Hergé encore en formation.

Cet album, dont l'un des tirages de tête est estimé à 60.000 euros aux enchères, témoigne aussi de la valeur patrimoniale que la série de Tintin a acquise au fil du temps. Les passionnés et collectionneurs voient en ces premières éditions des objets rares et précieux, reflet d’une époque où la bande dessinée était encore loin d’avoir la reconnaissance artistique dont elle jouit aujourd’hui.

Ainsi, Tintin au pays des Soviets n’est pas seulement une première aventure pour le héros au pantalon de golf. Il incarne aussi une tranche d’histoire, marquée par les luttes idéologiques et les débuts d’un jeune dessinateur qui deviendra l’un des maîtres de la bande dessinée.