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Mathurin-Marie Lesné, l'artisan relieur et poète.
Mathurin-Marie Lesné, maître relieur et poète, incarne une figure clé du XIXe siècle dans l’art de la reliure française. Né à Paris en 1777, Lesné a transformé l’industrie de la reliure à travers ses œuvres pratiques et théoriques, en alliant un savoir-faire méticuleux à une réflexion critique sur son art. Son parcours, semé de polémiques et de rivalités, illustre non seulement l’évolution des techniques de reliure, mais aussi l’importance des échanges et des confrontations entre les artisans français et anglais de son temps.
L’œuvre poétique et technique de Lesné
L’originalité de Lesné réside dans son approche singulière de la reliure, qu’il considérait non seulement comme un art pratique, mais aussi comme une source d’inspiration poétique. Cette démarche est visible dans son ouvrage majeur, La Reliure, poème didactique en six chants (Paris, Lesné et Nepveu, 1820), où il décrit les principes fondamentaux de la reliure tout en les enveloppant de vers poétiques. Ce texte, dédié à son fils, mêle conseils techniques et réflexions philosophiques sur l'art de la reliure. Lesné y plaide pour une reliure solide et durable, s’opposant à l’esthétisme léger et trop ornemental qui, selon lui, compromettait la conservation des ouvrages.
Il proposait notamment des innovations telles que l'utilisation de lacets de soie pour éviter les entailles dans les dos des livres, un choix visant à préserver les marges, alors considérées comme un critère de valeur des livres anciens. Cette attention minutieuse à la conservation des ouvrages témoigne de son désir de perfectionner les techniques pour prolonger la vie des reliures, un point qu’il développa plus tard dans des mémoires soumis à diverses expositions.
Une réponse aux critiques anglaises
Lesné a également marqué son époque par son affrontement avec des critiques venues d’outre-Manche. Le bibliographe anglais Thomas-Frognall Dibdin, dans ses lettres critiques sur les artisans français, n’avait pas hésité à dénigrer la qualité des relieurs parisiens, tout en reprochant à Lesné d’écrire mieux qu’il ne reliait. Lesné, dans une réponse cinglante intitulée Lettre d’un relieur français à un bibliographe anglais (1822), défendit vigoureusement son métier et ses confrères, en affirmant que c'était en imitant les techniques anglaises que la reliure française avait perdu de son éclat.
Cette querelle souligne les tensions artistiques et industrielles entre la France et l'Angleterre au XIXe siècle. Loin d’être un simple artisan, Lesné se considérait comme le gardien d’un art national en péril, un protecteur du savoir-faire français face aux critiques étrangères. Il prônait un retour à des reliures plus sobres et fonctionnelles, capable de durer aussi longtemps que les livres eux-mêmes, une vision conservatrice en phase avec son désir de préserver les ouvrages pour les générations futures.
Une technique à la croisée de l’art et de l’utilité
Les innovations techniques de Lesné, notamment l’utilisation de lacets de soie et de parchemins renforcés, reflètent sa volonté de créer des reliures à la fois belles et fonctionnelles. Il voyait dans la reliure hollandaise un modèle d’équilibre entre souplesse et solidité, tout en critiquant l’utilisation excessive de la colle, responsable selon lui de la dégradation des ouvrages.
Parmi ses réalisations, son « Mémoire relatif aux moyens de perfectionnement propre à faire retarder de plusieurs siècles le renouvellement des reliures » (1818) est un texte fondateur. Il y expose des solutions pour prolonger la durée de vie des reliures, tout en facilitant leur restauration sans endommager les ouvrages. Bien que ses innovations fussent jugées coûteuses et donc inaccessibles pour les livres courants, elles ont eu une influence notable sur les amateurs de reliures de qualité, sensibles à la conservation des livres anciens.
Une fin de carrière marquée par l’enseignement et la transmission
Vers la fin de sa vie, Lesné consacra ses efforts à la transmission de son savoir, notamment à l’Institut royal des sourds-muets, où il fut nommé chef d’atelier en 1832. Cette position illustre son engagement envers une éducation artisanale, axée sur l’excellence et le respect des traditions. Bien qu’il n’ait jamais publié son Manuel du relieur, annoncé en 1835, il continua à développer des cartonnages innovants, visant à protéger les livres avant leur reliure définitive.
Lesné publia également des poèmes dédiés à ses enfants, tels que Esther, ou l’Éducation paternelle (1839), dans lesquels il réitérait son attachement à l’éducation pratique et morale. Ces textes, tout comme ses ouvrages techniques, témoignent d’une vision de la reliure comme un art noble, au service de la conservation du patrimoine littéraire.
L’héritage de Mathurin Lesné
Bien que son œuvre poétique n’ait pas marqué les esprits, jugée médiocre par des critiques comme Gustave Brunet, Lesné demeure une figure essentielle dans l’histoire de la reliure française. Ses innovations techniques, son approche méticuleuse de la préservation des ouvrages et ses efforts pour transmettre son savoir ont contribué à l’évolution de cet art.
Les ouvrages reliés par Lesné, aujourd’hui rares et précieux, sont recherchés par les collectionneurs pour leur solidité et leur élégance. Ses reliures en maroquin, notamment celles réalisées pour des collectionneurs comme Charles Cousin ou René Descamps-Scrive, incarnent un savoir-faire exceptionnel, à la fois fonctionnel et esthétique.
Mathurin-Marie Lesné laisse donc derrière lui un double héritage : celui d’un artisan rigoureux, soucieux de la durabilité de ses créations, et celui d’un poète passionné, prêt à défendre son art face aux critiques. À travers ses œuvres, il a contribué à faire de la reliure non seulement un métier, mais un art à part entière, au service de la littérature et de la culture. Ses reliures, lorsqu’elles sont trouvées dans les collections privées ou publiques, restent des témoins précieux de son apport à cet art complexe, où se mêlent utilité et beauté.
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