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Nicolas-Claude Fabri de Peiresc : l'art d'un savant amateur au cœur de la République des Lettres.
L'idée que la science puisse sembler inaccessible aux amateurs n'est pas nouvelle, et elle trouve ses racines dans une époque où la séparation entre les spécialistes et les non-spécialistes semblait de plus en plus marquée. Cependant, cette apparente inaccessibilité cache une réalité historique plus complexe, notamment au XVIIe siècle, où la science, loin d'être réservée à une élite académique, était une affaire largement partagée. Ce siècle voit en effet un engouement grandissant du public pour les découvertes scientifiques. Des figures majeures comme Galilée et Descartes captivent non seulement les cercles académiques, mais aussi un nombre croissant d'amateurs éclairés, des « honnêtes gens » curieux de tout. Ces amateurs, souvent éloignés des institutions académiques, s'essaient à la science dans la tranquillité de leurs cabinets, explorant les mystères de la nature sans chercher la reconnaissance institutionnelle ou la publication de leurs travaux.
Parmi ces amateurs, Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) se distingue particulièrement. Magistrat d’Aix-en-Provence, Peiresc est un exemple paradigmatique de ce qu'était un savant amateur au XVIIe siècle. Homme de lettres, grand ami de Gassendi, il fréquente le cabinet des frères Dupuy et tisse des liens étroits avec les principaux membres de la République des Lettres, cette communauté savante qui transcende les frontières géographiques et institutionnelles de l'Europe. Peiresc ne se contente pas d'être un simple observateur ; il s'investit dans des disciplines aussi variées que la géologie et l'astronomie, au point de devenir une figure centrale de la vie intellectuelle de l'époque baroque et un ardent promoteur du mécanisme. Ce qui est remarquable chez Peiresc, c'est qu'il ne publie aucun de ses travaux scientifiques. Ses pensées, observations et réflexions sont consignées dans des brouillons manuscrits et dans une volumineuse Correspondance, échangée avec d'autres érudits de son temps, tels que Mersenne ou les célèbres frères Dupuy.
L'importance de cette Correspondance est soulignée par Pierre Gassendi, dans sa Vita Peireski, où il considère les lettres comme des « éléments de livres ». Pour Gassendi, ces lettres constituent une œuvre de science à part entière, même si elles sont conçues dans un cadre privé. Aujourd'hui, cette Correspondance est une source précieuse non seulement pour étudier les travaux scientifiques de Peiresc, mais aussi pour comprendre ses méthodes de recherche et son activité d'écrivain. Malgré cela, la critique a longtemps négligé les aspects littéraires de ces lettres, se concentrant plutôt sur leur contenu scientifique.
Dans cet article, nous chercherons à montrer comment la Correspondance de Peiresc reflète une pratique scientifique propre à cet amateur éclairé. Il s'agira de replacer ses travaux dans leur contexte culturel et d'étudier les enjeux littéraires liés à l'écriture des lettres.
Le loisir des sciences
Pour Peiresc, l'étude des sciences s'inscrit dans le cadre de l'otium lettré, c'est-à-dire dans le loisir intellectuel qui agrémentait la vie d'un magistrat de son époque. Cette étude n'a pas pour but une publication ou une reconnaissance publique, mais relève plutôt d'un divertissement intellectuel qui s'épanouit dans le dialogue entre érudits. La curiosité, ce moteur essentiel de l'esprit savant, est au cœur de la démarche de Peiresc. Ses réflexions abordent divers domaines dans sa Correspondance, mais il s'attache en particulier aux phénomènes rares ou étonnants, ceux qui défient le sens commun et suscitent la surprise ou l'émerveillement.
Cet aspect ludique de la recherche est bien illustré dans ses travaux sur les minéraux et les coquillages. Peiresc, reconnu pour être un collectionneur passionné, partage régulièrement avec ses correspondants ses nouvelles acquisitions, qu'il analyse avec soin. Par exemple, en avril 1628, il décrit aux frères Dupuy une variété de « conques anatiferes », parmi ses « curiositez maritimes », en livrant une description minutieuse de ces coquillages, semblables à des « verz » qui, bien que petits, sont dotés de coquilles distinctes. Peiresc ne se contente pas d'observer ; il analyse ces artefacts selon une approche qui rappelle les tableaux naturalistes de la Renaissance, notamment ceux de Conrad Gessner dans les Historiæ animalium. Il dresse un inventaire de ces coquillages en les présentant comme des prodiges de la nature, en accord avec une logique propre à la science humaniste des mirabilia.
Ce même mélange de précision scientifique et de fascination pour le merveilleux se retrouve dans les travaux de Peiresc sur la zoologie et l'anatomie. Malgré l'austérité de cette dernière discipline, Peiresc entreprend plusieurs dissections, tant sur des hommes que sur des animaux, et en rend compte dans sa Correspondance. L'une des plus détaillées est celle d'un œil de chevreuil, que Peiresc décrit avec minutie à Gassendi en novembre 1635, louant la beauté du « miroir concave » et du « lustre metallique argentin » qu'il observe. Cette combinaison de rigueur scientifique et d'émotion esthétique est typique de l'esprit scientifique baroque, tel que défini par Herbert H. Knecht : un savant comme Peiresc, tout en promouvant la démarche expérimentale, laisse place à la subjectivité et à l'émerveillement.
Une science masquée
Malgré son engagement dans des recherches scientifiques, Peiresc fait preuve d'une grande discrétion. Ses lettres, qui abordent en premier lieu des affaires politiques et domestiques, réservent une place secondaire aux sciences. Cette approche reflète l'idéal humaniste d'une érudition diversifiée, où les disciplines se mêlent sans hiérarchie stricte. La Correspondance de Peiresc, loin d'être un recueil de traités scientifiques, s'inscrit dans la tradition des œuvres épistolaires humanistes, où la science moderne se fond dans une somme d'érudition.
Peiresc adapte ses écrits à ses interlocuteurs, modulant son discours en fonction des goûts et des compétences de chacun. Avec des érudits comme Gassendi, les échanges peuvent devenir plus techniques, mais sans jamais perdre de vue la civilité et l'agrément de la conversation. Cette modestie, ce rejet du pédantisme, se traduisent par un style simple et naturel, bien que parfois teinté de termes techniques. Peiresc cultive ainsi une forme de négligence soignée, adaptée à la politesse mondaine plus qu'à la rigueur académique.
La Correspondance de Peiresc témoigne donc d'une pratique scientifique qui se veut à la fois sérieuse et agréable. Le savoir, chez lui, est contenu et masqué derrière la forme légère et conviviale de la lettre. Cela correspond à une éthique de l'amateurisme éclairé, où la science est un loisir savant, un plaisir partagé entre amis, loin des impératifs de la publication et de la reconnaissance publique.
Un art d’écrire et d’agréer
Si la Correspondance de Peiresc est avant tout un espace de dialogue et de partage intellectuel, elle est aussi une œuvre littéraire à part entière. L’écriture épistolaire chez Peiresc se distingue par une grande expressivité, une attention aux détails et un souci constant d’agréer son lecteur. Peiresc use de procédés stylistiques variés, empruntés à l’éloquence de son temps, pour captiver et séduire.
Il sait, par exemple, rendre ses descriptions vivantes et éclatantes. Que ce soit pour décrire un phénomène astronomique ou un animal exotique, Peiresc fait preuve d’un véritable talent de conteur. Sa description d’un alzaron, une variété de gazelle, en est un exemple typique. Peiresc ne se contente pas de donner des faits bruts ; il joue sur les comparaisons, les antithèses, pour surprendre et émerveiller son lecteur. De même, dans ses récits d’événements extraordinaires, comme les pluies de sang à Aix-en-Provence, Peiresc adopte un ton dramatique qui confère à ses lettres une dimension presque romanesque.
L’agrément de ces lettres repose également sur l’ingéniosité de Peiresc, sur sa capacité à poser des énigmes, à émettre des hypothèses, et à construire des théories. Cette curiosité intellectuelle, ce plaisir de la spéculation, est une autre facette de son art d’écrire. Ainsi, lorsqu’il réfléchit à la formation des cristaux de sel ou à la structure souterraine de la Terre, Peiresc combine rigueur scientifique et imagination, offrant à ses correspondants des théories à la fois plausibles et poétiques.
Enfin, la Correspondance de Peiresc se caractérise par une grande familiarité. Dans l’intimité des échanges, Peiresc laisse transparaître sa personnalité, ses goûts, ses émotions. Ces moments de confidence, loin de l’austérité académique, renforcent l’attrait de ses lettres. Le savant amateur y révèle une sensibilité particulière, notamment lorsqu’il décrit ses observations sur un caméléon, ou qu’il relate ses expériences astronomiques. Cette proximité, cette chaleur humaine, donnent à la Correspondance de Peiresc une dimension affective qui la rend encore plus précieuse.
Conclusion
Nicolas-Claude Fabri de Peiresc est un témoin privilégié de l’émergence d’une nouvelle forme de pratique scientifique au XVIIe siècle. Sa Correspondance, loin d’être un simple recueil de lettres, est une véritable œuvre de science et de littérature. Elle reflète les goûts et les valeurs d’une époque où la science n’était pas encore confinée aux laboratoires et aux académies, mais faisait partie intégrante de la vie intellectuelle et sociale des honnêtes gens. Peiresc, par son érudition, sa curiosité insatiable, et son talent d’écrivain, contribue à cette ouverture culturelle, en faisant de la science un loisir savant, un plaisir partagé, une forme d’art de vivre.
En conclusion, l'œuvre de Peiresc montre que, loin d'être réservée à une élite, la science au XVIIe siècle était l'affaire d'une communauté élargie d'amateurs éclairés, pour qui la curiosité et le plaisir intellectuel étaient des moteurs essentiels de la recherche. Ce modèle d’amateurisme éclairé, qui trouve chez Peiresc l’une de ses plus belles expressions, a contribué à façonner une nouvelle manière d’écrire et de penser la science, à la fois sérieuse et agréable, savante et accessible.
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