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Pierre Duodo : le diplomate bibliophile à l’origine d’un style de reliure.
Pierre Duodo, diplomate vénitien du XVIᵉ siècle, n'est pas l'une de ces figures emblématiques de la reliure artisanale comme les grands maîtres de son temps. Cependant, il a laissé une empreinte indélébile dans l'histoire de la bibliophilie en donnant son nom à un style de reliure particulier, à l'instar de Jean Grolier. Né en 1554 à Venise et décédé en 1610, Duodo a surtout marqué les esprits par sa collection de livres et les soins particuliers apportés à leur reliure. Son rôle d’ambassadeur auprès de Henri IV à Paris fut l'occasion d'enrichir sa bibliothèque de volumes reliés selon ses goûts personnels, qui allaient contribuer à l’émergence de la fameuse reliure dite « à la Duodo ».
Une bibliothèque reliée à Paris
Durant son séjour à Paris, Duodo confia à un atelier de reliure la confection de près de 150 volumes. Aujourd'hui, 133 reliures attribuées à son initiative ont été identifiées, correspondant à environ 90 ouvrages différents. Ce qui distingue ces volumes, au-delà de leur rareté, est la méthode qu'il mit en œuvre pour leur habillage : l’utilisation de maroquins de couleurs spécifiques en fonction du genre de chaque ouvrage.
Cette méthode unique témoigne de l'approche méthodique et sophistiquée de Duodo. Les ouvrages de sciences, tels que la médecine et la botanique, étaient reliés en maroquin citron ; les ouvrages de théologie, de droit, de philosophie et d’histoire étaient réservés au maroquin rouge ; tandis que les œuvres littéraires bénéficiaient d’une reliure en maroquin vert olive. Cette classification par couleur conférait une certaine harmonie visuelle à sa bibliothèque, et permettait d’identifier d’un coup d’œil le genre d’un ouvrage.
Un décor emblématique : la reliure « à la Duodo »
L’esthétique des reliures commandées par Duodo est tout aussi remarquable que le choix des couleurs. Chaque volume présente un décor qui deviendra l'emblème du style « à la Duodo ». Le décor de ses maroquins se caractérise par un semis régulier de quatorze ovales floraux sur chaque plat. Ces ovales, encadrés par une bande de feuillages et de palmettes, sont eux-mêmes entourés d’un double filet doré. Chaque ovale est orné d’une couronne de lauriers renfermant une fleur, comme une pivoine, un pavot ou encore une pensée. Ce soin particulier porté aux détails traduit le goût de Duodo pour l'élégance et l'équilibre des motifs.
Le centre des plats est orné des emblèmes héraldiques de Duodo. Sur le premier plat, un ovale légèrement plus grand encadre une bande courbe chargée de trois fleurs de lys, alors que le second plat présente un pied de trois lys entouré de la devise familiale « Expectata non eludet » (Ce qui est attendu ne décevra pas). Le dos des ouvrages est décoré des mêmes motifs floraux et feuillagés que les plats. Toutefois, sur les ouvrages au dos plus étroit, comme ceux de la collection d’Esmerian, l’encadrement est parfois omis.
Ces volumes, aujourd’hui des in-12, sont de petits formats, ce qui pourrait indiquer qu’ils étaient conçus comme une bibliothèque de voyage. Ce soin apporté aux détails et à la portabilité des ouvrages renforce l’hypothèse selon laquelle Duodo voulait une collection à la fois fonctionnelle et raffinée, qu’il pouvait emporter lors de ses déplacements.
Une redécouverte historique tardive
Les reliures de Pierre Duodo ont connu une histoire singulière, faite d'oubli et de redécouverte. À la fin du XVIIIᵉ siècle, cette collection de livres parut d’un seul bloc sur le marché anglais du livre, après avoir résisté à la dispersion pendant plus de deux siècles. Ce phénomène, qui s’est également produit pour la bibliothèque des Pillone, témoigne de la cohésion de ces bibliothèques précieuses, où l'unité des reliures contribue à leur survie face aux vicissitudes du temps.
Pendant longtemps, ces reliures furent attribuées à tort à Marguerite de Valois, première épouse d'Henri IV. Ce n'est qu'en 1920 que Ludovic Bouland démontre qu’elles appartenaient en réalité à Pierre Duodo. Il apporta la preuve que la bande courbe ornée de trois fleurs de lys figurant sur les reliures correspondait aux armoiries de Duodo, qui avait reçu en 1597 un diplôme royal l’autorisant à intégrer les armes de France à ses propres armes familiales. Cela marque un tournant dans la compréhension de l’origine de ces reliures, mais soulève également des questions sur le processus et les délais de production.
Les mystères autour de la collection
Si l'attribution des reliures à Duodo a finalement été établie, plusieurs zones d’ombre subsistent autour de cette collection. Quand Duodo a-t-il récupéré ses ouvrages reliés ? A-t-il attendu plusieurs années pour recevoir cette collection soigneusement ornée de ses armoiries ? Ou bien les livres lui furent-ils envoyés progressivement depuis l’atelier de reliure ? Ces questions demeurent sans réponse, mais elles alimentent le mystère et le charme qui entourent ces volumes.
Le nom de l’atelier qui réalisa les reliures de Duodo reste, à ce jour, inconnu. L’uniformité des fers utilisés et la cohérence des coutures indiquent qu’un seul atelier prit en charge la réalisation de l’ensemble des reliures. Certains experts, comme R. Esmerian, penchent pour l’atelier de Clovis Eve, l’un des plus grands maîtres relieurs de l’époque. D’autres, comme Hobson, suggèrent l’existence d’un autre atelier, appelé « Atelier de la seconde Palmette ».
Le décor à la Duodo, bien qu'il s'apparente à celui des reliures dites « à la fanfare » de la même époque, fut ensuite copié par plusieurs relieurs du XIXᵉ siècle, notamment par Thibaron-Joly, attestant ainsi l’influence durable de ce style sur l’art de la reliure.
Pierre Duodo, à travers sa bibliothèque reliée avec soin, a marqué l'histoire de la bibliophilie bien au-delà de son époque. La richesse décorative de ses reliures, la précision avec laquelle il attribua des couleurs spécifiques à chaque genre d’ouvrage, et l’unité stylistique qui caractérise ses volumes, en font un bibliophile d'exception. Bien que certaines questions subsistent quant à l’histoire précise de sa collection, une chose est certaine : la reliure « à la Duodo » incarne un art raffiné, où chaque détail compte, et où les livres anciens deviennent des trésors à part entière.
DESPORTES, Philippe (1546-1606). Les premieres oeuvres. Paris: Mamert Patisson, 1600. Adjujé 30.000 € chez Christie's en 2005.
In-8 (171 x 103 mm). Exemplaire réglé. Marque typographique des Estienne sur le titre. Bandeaux et lettrines gravés sur bois.
Reliure parisienne à médaillons fleuris, de l'époque: maroquin fauve, double encadrement de palmettes et branches d'olivier, guirlande de fleurs tigées exécutée aux petits fers, plats emplis de 26 médaillons ovales ornés chacun d'une fleur tigée (oeillets, jonquilles, chardons et autres), laissant un ovale central en réserve ici laissé vide, dos orné en long d'un collier de 9 médaillons à fleurs dont l'ovale en pied de taille plus petite, dans un encadrement de palmettes et branches d'olivier, filet intérieur et sur les coupes, tranches dorées. (Habiles restaurations aux coiffes et coins). Boîte.
Provenance: Sylvain S. Brunschwig (ex-libris gravé au contreplat), vente à Genève, 28-30 mars 1955, lot 391, pl. 6 -- Dart, vente à Paris, 16-17 février 1977, lot 38.
Célèbre édition des poésies de Desportes réputée pour sa qualité autant que pour sa beauté, imprimée en caractères italiques dans de grandes marges. Elle est décrite par Le Petit comme l'une des plus belles, des plus complètes et la plus recherchée des éditions de ce poète. Ce fut la dernière édition de ses oeuvres publiée du vivant de l'auteur, et la seule édition imprimée par le successeur de Robert II Estienne cette année 1600.
Bel exemplaire dans une reliure à médaillons fleuris, traduisant l'un des sommets de l'art de la reliure au XVIe siècle et dont la mode perdura jusqu'à la fin du règne de Henri IV. Elle est à rapprocher de la jolie reliure en vélin recouvrant l'Enchiridion de Jean Eck (lot 20 du présent catalogue) ornée d'un décor semblable, dont les fers différents proviennent d'un atelier de reliure tout à fait contemporain travaillant dans le même style. Parmi les amateurs les plus réputés des reliures à décor de médaillons fleuris, on compte Jacques de Thou et surtout Pietro Duodo, ambassadeur de Venise à Paris, dont seule une partie (90 ouvrages reliés en 133 volumes) a été retrouvée; on pense que la bibliothèque portative de Duodo, qui comptait plusieurs centaines de livres, fut entièrement reliée selon cette composition (voir le catalogue de la première partie de la bibliothèque Michel Wittock, Londres, 7 juillet 2004, lots 2, 81 et 86). Attribuées dans le passé à la bibliothèque de Marguerite de Valois, première épouse du roi, ces reliures au décor fleuri sont aujourd'hui couramment données à l'atelier de reliure des Eve, Nicolas puis Clovis, mais cette attribution reste sans fondement.
Selon Paul Culot, cette reliure proviendrait de l'atelier de dorure ayant travaillé pour Pietro Duodo; on y retrouve en effet des fers identiques tels que la jonquille, le lys au naturel, et la grenade, d'autres fers étant en revanche inversés; on constatera l'absence au dos du médaillon en réserve destiné, dans les reliures pour Duodo, au nom de l'auteur ou titre. Elle doit aussi être rapprochée d'une reliure presque identique recouvrant les Odes de Ronsard (imprimées trois ans avant notre Desportes), provenant de la bibliothèque Henri Beraldi (I, lot 31) où elle est attribuée à l'atelier des Eve.
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