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Reliures anciennes entre art, histoire et tromperie.
L’histoire de la reliure est un fascinant témoignage de l’évolution des goûts artistiques et des techniques de conservation des livres. Dès le XVIIIe siècle, les amateurs de livres anciens prirent l’habitude de faire relier leurs ouvrages selon les tendances de leur époque, souvent en remplaçant les reliures d’origine par des créations plus contemporaines. Cette pratique, loin d’être marginale, devint une norme au cours du XIXe siècle, une époque que l’historien Henri Beraldi qualifia de « siècle de la copie ». Les collectionneurs de cette période commencèrent à rechercher des livres dans leurs reliures d'origine. Cependant, quand ces dernières étaient en mauvais état, ils optaient soit pour des restaurations, soit pour des remplacements par des pastiches, souvent ornés de décors rétrospectifs inspirés de l’art ancien.
Les grands bibliophiles comme Charles Nodier ou Joseph Barrois se firent ainsi les mécènes d’un retour à des styles de reliure hérités des siècles passés. Cependant, cet engouement pour les reliures historiques donna aussi naissance à une industrie parallèle, celle de la falsification. Des artisans peu scrupuleux commencèrent à fabriquer des reliures imitant les chefs-d’œuvre de la Renaissance ou ajoutèrent des armoiries prestigieuses à des ouvrages anciens afin de tromper les collectionneurs. Parmi ces faussaires, on peut citer Vittorio Villa, actif à Bologne et Milan, et Théodore Hagué, qui sévit à Paris, Bruxelles et Londres.
La mystification des reliures : le cas de Théodore Hagué
Le nom de Théodore Hagué est aujourd’hui associé à l’une des plus grandes entreprises de falsification de reliures du XIXe siècle. Longtemps connu sous le prénom de Louis, il fut en réalité prénommé Pierre-Étienne-Théodore, comme en témoigne son acte de mariage reconstitué à Paris en 1853. Originaire de la capitale française, il fit ses débuts à Reims, où il apprit son métier auprès du relieur Jean-Baptiste Tinot. Ce dernier avait lui-même été formé par Charles-François Capé, relieur de l’impératrice Eugénie, célèbre pour ses pastiches des reliures du XVIIIe siècle.
Tinot ouvrit son propre atelier en 1852 à Reims et se spécialisa dans la reproduction de reliures antiques, une spécialité qu’il présenta avec succès dans les expositions régionales, notamment à Troyes en 1860, où il remporta une médaille d’argent pour ses créations. Sa réputation permit à Hagué de se faire un nom dans le domaine de la reliure, et il s’installa à Londres en 1858, où il travailla dans l’atelier de Joseph Zaehnsdorf, l’un des plus célèbres relieurs de l’époque.
L’influence de Zaehnsdorf et les débuts de Hagué à Londres
Joseph Zaehnsdorf, relieur d'origine hongroise, exerçait son art à Londres où il réalisait des reliures dans des styles variés, inspirés notamment des maîtres de la Renaissance tels que Grolier et Maioli. Hagué, employé dans son atelier, perfectionna son art et se lia avec des figures importantes du monde des livres anciens, notamment le libraire Bernard Quaritch et le célèbre bibliophile Guillaume Libri. Libri, accusé de vol de manuscrits en France, avait trouvé refuge à Londres et collaborait avec Hagué pour la restauration de vieilles reliures.
Cependant, Hagué ne tarda pas à sombrer dans la falsification. Utilisant les nouvelles techniques de galvanoplastie, il parvint à reproduire des armoiries et des ornements armoriés sur des reliures anciennes, donnant l’illusion qu’il s’agissait d’œuvres authentiques datant du XVIe siècle. Ces reliures « historiques » furent vendues à de riches collectionneurs comme Joseph Renard ou Ambroise-Firmin Didot, qui accumulèrent sans le savoir des dizaines de pastiches dans leurs collections.
La supercherie révélée
Les reliures créées par Hagué étaient d’une telle qualité qu’elles parvinrent à tromper de nombreux experts de l’époque. Pourtant, vers la fin du XIXe siècle, les doutes commencèrent à apparaître. Bernard Quaritch, principal intermédiaire de Hagué à Londres, exprima ses réserves sur l’authenticité de certaines pièces. Il s’inquiéta notamment des couleurs trop vives ou des armoiries ajoutées sur des ouvrages imprimés après la mort des personnalités censées les avoir possédés. Malgré ces avertissements, les reliures de Hagué continuèrent à être vendues, notamment à des collectionneurs tels que Charles-Fairfax Murray et John Blacker.
C’est finalement en 1897 que la supercherie fut publiquement exposée. Après la mort de son père, Carlos Blacker présenta plusieurs reliures au British Museum, où les experts reconnurent immédiatement les falsifications. Pour éviter un scandale, Blacker décida de vendre en toute discrétion la collection de reliures fabriquées par Hagué lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s. L’ensemble de la vente rapporta 1 907 livres sterling, une somme considérable pour l’époque.
Un art trompeur : les reliures de Hagué aujourd’hui
Aujourd’hui, les reliures falsifiées par Hagué continuent de réapparaître sur le marché des livres anciens, témoignant de l’incroyable maîtrise technique du faussaire. Grâce à des procédés sophistiqués et à une connaissance approfondie de l’histoire de l’art de la reliure, Hagué a réussi à tromper les plus grands bibliophiles de son temps. Mais loin de nuire à l’histoire de la reliure, ses œuvres contribuent à rappeler la finesse des artisans du passé et les risques que courent les collectionneurs lorsque l’authenticité est difficile à discerner.
Les reliures anciennes, qu’elles soient authentiques ou pastichées, continuent de fasciner par leur beauté et leur complexité. Elles incarnent un lien précieux entre les générations, reliant les livres à leurs propriétaires successifs et témoignant des goûts artistiques qui ont évolué au fil des siècles. Hagué, en dépit de ses falsifications, appartient désormais à cette histoire riche et complexe de la bibliophilie, où l’art et la tromperie se mêlent souvent de manière indissociable.
En conclusion, si les reliures anciennes sont avant tout des œuvres d’art, elles rappellent également les nombreuses tentations qui ont accompagné l’histoire du livre. L’histoire de Théodore Hagué et des faux chefs-d’œuvre qu’il a créés met en lumière les dangers du marché des livres anciens, tout en soulignant l’importance de l’expertise et de la vigilance dans la préservation de ce patrimoine unique.
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