Du 24 juin au 15 septembre 2025, la Bibliothèque nationale de France rend un vibrant hommage à l’autrice et...
Sara, la poétesse du papier déchiré : une rétrospective à la BnF.
Du 24 juin au 15 septembre 2025, la Bibliothèque nationale de France rend un vibrant hommage à l’autrice et illustratrice Sara (1950–2023) à travers une exposition exceptionnelle intitulée Langages de papier, présentée dans la galerie des Donateurs sur le site François-Mitterrand. Spécialiste incontestée du papier déchiré, Sara a construit une œuvre profondément singulière, à la fois délicate et puissante, qui a marqué la littérature jeunesse contemporaine.
Un art du silence : quand les images deviennent langage
Sara n’écrivait pas pour accompagner ses images. Ses albums, majoritairement sans texte, refusent la hiérarchie entre mots et images. Elle déclarait avec conviction : « Mes images n’illustrent pas, elles sont le texte. » Cette déclaration, reprise dans un entretien pour La Revue des livres pour enfants, révèle toute la portée de son engagement artistique. Chez elle, le papier n’est pas un support, mais une matière à part entière, un médium expressif qui remplace la plume, une langue silencieuse mais intensément évocatrice.
De la maquette au récit visuel : une vocation née du papier
C’est dans les années 1970 que Sara commence à expérimenter la composition d’images à partir de papiers déchirés, en parallèle de son activité de maquettiste pour la presse. Cette pratique artisanale, qui naît dans l’intimité de son atelier domestique, deviendra au fil du temps la pierre angulaire de toute son œuvre.
En 1990, elle publie À travers la ville chez les éditions Épigones, un album pionnier qui inaugure une série de plus de quarante titres conçus selon ce procédé singulier. De 1990 à 2018, elle multiplie les collaborations avec plus de seize maisons d’édition, développant un univers visuel cohérent, immédiatement reconnaissable, où la texture du papier, sa déchirure, sa disposition spatiale, tiennent lieu de narration.
Un legs précieux : 533 originaux donnés à la BnF
En 2022, deux ans avant sa disparition, Sara choisit de confier à la Bibliothèque nationale de France une part essentielle de son travail. Ce don au Centre national de la littérature pour la jeunesse comprend 533 pièces — planches originales et dessins préparatoires — couvrant vingt et un albums emblématiques, de À travers la ville (1990) à La Traque (2018).
La BnF conserve également le court-métrage À quai (2005), coréalisé avec Pierre Volto, qui prolonge son langage visuel dans le médium filmique. Ce film de quatre minutes, rare incursion de Sara dans le monde de l’animation, est intégré à l’exposition comme une respiration cinématographique.
L’exposition : un parcours sensible et sensoriel
Présentant plus de quatre-vingts œuvres originales issues de ce don, Langages de papier est bien plus qu’une rétrospective. C’est une immersion dans une esthétique unique, qui invite le visiteur à ressentir ce que Sara appelait « une foule d’émotions, de souvenirs, de sensations » naissant au fil de la déchirure. L’exposition retrace les grandes étapes de son travail, en mettant en lumière la richesse de sa technique et la constance de son engagement poétique.
Les commissaires Corinne Bouquin, Ghislaine Chagrot et Clarisse Gadala, toutes trois spécialistes de la littérature jeunesse au sein de la BnF, ont conçu un parcours respectueux de la force narrative propre aux œuvres de Sara, tout en révélant la subtilité de ses motifs récurrents et de son système graphique.
Une grammaire visuelle au service de l’imaginaire
Sara a peu à peu élaboré ce que l’on pourrait appeler une véritable « grammaire visuelle ». Certains motifs ou figures reviennent d’un album à l’autre comme des mots-clés du langage de l’enfance : la femme en rouge et le chien jaune, par exemple, apparaissent dans Mon chien et moi (1995) et À quai (2005) ; un chat solitaire habite La Nuit sans lune (1994) et Le Chat des collines (1998) ; les forêts sombres peuplent Le Loup (2000) et La Traque (2018).
Cette récurrence nourrit une continuité symbolique dans l’œuvre, comme si chaque album était une variation sensible sur un même thème : la solitude, la quête, la mémoire, la peur, l’attente.
Une œuvre pour tous les âges : entre douleur et beauté
Contrairement à ce que l’étiquette « jeunesse » pourrait laisser croire, les albums de Sara ne se cantonnent pas à un lectorat enfantin. Son style épuré, son expressivité silencieuse, ses compositions sensibles s’adressent à tous les âges. Des ouvrages comme Éléphants (2006), Enchaîné (2007) ou encore La Revanche du clown (2011) parlent de manière directe de l’enfermement, de la souffrance, de l’affranchissement ou de la résilience. Ces récits graphiques, dépourvus de mots, mettent pourtant le lecteur face à une richesse émotionnelle rare.
Relectures et réinventions : le dialogue avec les textes
Si l’œuvre de Sara est marquée par le silence, elle sait aussi dialoguer avec les mots d’autrui. Son interprétation des Métamorphoses d’Ovide (2007) et des Fables de La Fontaine (2012) témoigne de sa capacité à revisiter des textes fondateurs avec audace. Elle y injecte une modernité visuelle qui redonne souffle et sens à ces écrits anciens.
Dans Blancheneige (2014) et La Barbe bleue (2016), Sara repense les contes à la lumière des préoccupations contemporaines, interrogeant notamment la violence faite aux femmes, l’enfermement social, ou la domination patriarcale, à travers un langage visuel toujours poétique mais jamais naïf.
Un art total, entre dépouillement et puissance
La grande force de Sara réside sans doute dans cette capacité à métamorphoser la matière la plus simple — du papier déchiré — en vecteur d’émotions complexes. Chaque planche est une scène, chaque découpe un geste dramatique, chaque agencement un appel au regard. Elle donne à voir l’essentiel en dépouillant la narration de tout superflu, et parvient à émouvoir sans jamais imposer une lecture univoque.
En cela, Sara nous rappelle que la littérature jeunesse n’est pas un genre mineur, mais un territoire d’expérimentation, de profondeur, de beauté. Son œuvre, à la fois silencieuse et bavarde, délicate et crue, invite chacun à devenir lecteur de l’image, à retrouver ce pouvoir de l’œil qu’on croit souvent réservé à l’enfance.
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