Les œuvres de William Shakespeare continuent de réserver des surprises, même plusieurs siècles après leur rédaction....
Une approche de l’anthropologie de la bande dessinée.
L'anthropologie, discipline clé des sciences sociales, se consacre à l'étude de l'être humain sous tous ses aspects. Son nom, dérivé du grec "logos" (étude) et "anthropos" (humain), en reflète bien l'ambition : comprendre ce qu'est l'humain, tant dans son passé que dans son présent, à travers des prismes culturels ou biologiques. Cette approche large et inclusive permet d'embrasser aussi bien l'humain moderne que ses ancêtres hominidés et ses proches cousins primates. En somme, tout ce qui touche à l’humain, ce mammifère bipède doté d'un cerveau disproportionné, capable de langage articulé et créateur de symboles, est du ressort de l’anthropologie. Cette discipline englobe ainsi la compréhension des groupes humains, de leurs interactions et de leur impact sur leur environnement. Si cette étendue constitue la force de l’anthropologie, elle en est également une faiblesse, tant elle peut paraître trop large.
Utilité de l’anthropologie
L’anthropologie a pour fonction de nous aider à comprendre à la fois l'Autre et nous-mêmes. Elle offre des théories, des méthodes et des outils pour saisir et analyser les différentes manières de vivre et de penser de l’humain, qu’il soit considéré individuellement ou en tant que membre d’une communauté. Mais qu'en serait-il si l’anthropologie s’appliquait à un domaine plus inattendu, comme la bande dessinée ? Cette proposition vise à jeter un nouvel éclairage sur un sujet familier, en proposant une « anthropologie de la bande dessinée ». L'idée n'est pas de créer une théorie complète, mais d'offrir une base de réflexion qui pourra être approfondie par la suite.
La bande dessinée : un terrain anthropologique
La première approche de l’anthropologie de la bande dessinée consiste à examiner celle-ci de l’extérieur, comme un milieu social où interagissent auteurs, éditeurs, lecteurs, critiques et détracteurs. Ce microcosme culturel constitue un terrain de recherche idéal pour l’anthropologue, un « terrain » au sens propre du terme. Les amateurs de bande dessinée, qu’ils se retrouvent dans des ateliers, des festivals, des boutiques spécialisées ou des maisons d’édition, possèdent un vocabulaire propre, des références communes, des codes de bienséance et des façons spécifiques de créer, consommer et collectionner ces œuvres. L'anthropologue doit s'intégrer à ce milieu pour l'observer. C’est ce qu’on appelle l’observation participante : une immersion dans la vie du groupe pour noter et analyser les comportements, les relations et les interactions.
L’anthropologue ne se contente pas d’observer ; il interroge également les participants pour obtenir des explications et des témoignages. Certains informateurs, ayant déjà réfléchi à la bande dessinée, deviendront des interlocuteurs privilégiés, partageant des théories et des hypothèses. Cependant, contrairement à une anthropologie plus classique, l’anthropologue de la bande dessinée ne peut pas prétendre travailler sur un sujet vierge. Un important appareil critique existe déjà, des ouvrages tels que Un objet culturel non identifié de Thierry Groensteen en sont un exemple, offrant des perspectives qui s’apparentent à une anthropologie implicite de la bande dessinée. Ces textes sont des témoignages précieux pour l’anthropologue, bien qu’ils manquent parfois d’objectivité. Le dossier "Critique de la dédicace" publié dans L'Éprouvette n°1, par exemple, constitue un excellent exemple de réflexion quasi-anthropologique.
L’anthropologie des mondes imaginaires
La deuxième approche, plus novatrice, consiste à étudier la bande dessinée de l’intérieur, en se focalisant sur les mondes imaginaires qu’elle met en scène. Il s'agit ici de comprendre ces mondes fictifs comme des sociétés en miniature, régies par leurs propres règles et logiques internes. La bande dessinée, par sa capacité à associer texte et image, facilite cette tâche en permettant de visualiser des objets, des technologies ou des coutumes sans devoir les décrire longuement. Des œuvres comme Valérian, Yoko Tsuno ou La quête de l’oiseau du temps offrent des exemples particulièrement intéressants de mondes imaginaires propices à une analyse anthropologique. Dans ces récits, des sociétés fictives possédant leurs propres cultures, mythes et systèmes de valeurs sont mises en scène, offrant un terrain fertile pour l’anthropologue.
Dans Yoko Tsuno, par exemple, la planète Vinéa et ses habitants sont présentés comme une civilisation extraterrestre complexe, avec ses propres technologies, croyances et modes de vie. L'anthropologue peut y étudier les interactions entre les personnages et les valeurs qui sous-tendent cette société fictive. De la même manière, la série Georges et Louis de Goossens, avec son univers littéraire et mythologique, peut être perçue comme un terrain de jeu pour une analyse anthropologique des récits traditionnels et des archétypes narratifs.
Analyses anthropologiques mixtes
Ces deux approches ne s’excluent pas mutuellement. Au contraire, elles peuvent se combiner pour offrir une vision plus complète de la bande dessinée en tant que phénomène culturel. Prenons l’exemple de Tintin au Congo, un album qui a suscité de nombreuses polémiques pour sa vision coloniale. D'un point de vue extérieur, on peut analyser les réactions et les débats contemporains autour de ce livre. Faut-il interdire cette œuvre ou la contextualiser pour le public moderne ? À l'intérieur du récit, on peut observer les stéréotypes culturels véhiculés par les aventures de Tintin, offrant une fenêtre sur les conceptions de l’Occident face à l’exotisme à l’époque de sa publication.
D’autres œuvres, comme la bande dessinée Dilbert, qui s'attaque au monde de l’entreprise avec une ironie mordante, relèvent presque de l’anthropologie appliquée. En effet, les réflexions de Scott Adams sur les dynamiques de pouvoir et les absurdités bureaucratiques peuvent se lire comme une critique des structures sociales contemporaines.
Vers une anthropologie de la bande dessinée ?
L’apport de l’anthropologie à la bande dessinée semble évident. En offrant une grille de lecture à la fois externe (en analysant les acteurs et les pratiques du milieu) et interne (en explorant les mondes imaginaires des œuvres), cette discipline permet de mieux comprendre la bande dessinée dans toute sa richesse. Il ne fait aucun doute que la bande dessinée, en tant que forme d’expression artistique et culturelle, mérite une place dans le champ des études anthropologiques. Une bande dessinée réussie, qui parvient à créer un univers cohérent et crédible, peut être comparée à une société humaine, et l’anthropologue peut y appliquer ses outils d’analyse pour en dévoiler la complexité.
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