Entre les cases : les interstices en bande dessinée.

La bande dessinée, souvent perçue comme un art visuel destiné à divertir, recèle en réalité une profondeur narrative qui va bien au-delà de ses dessins et dialogues apparents. Parmi les éléments essentiels qui contribuent à cette profondeur, les interstices — ces espaces entre les cases — jouent un rôle crucial. Ils ne sont pas de simples séparations visuelles, mais des espaces où l'imaginaire du lecteur se déploie, ajoutant une dimension fictionnelle essentielle à la narration. Cet article explore comment ces interstices, bien qu'apparemment vides, sont en réalité remplis de significations et d'effets narratifs puissants.

L'importance des interstices dans la bande dessinée

Dans le cadre de la bande dessinée, les interstices sont souvent considérés comme des « zones de transition ». Ils servent de ponts invisibles qui lient une image à la suivante, permettant au lecteur de suivre une histoire de manière fluide. Toutefois, ces espaces entre les cases sont loin d'être inactifs ou neutres. Ils exigent du lecteur un travail d'interprétation, voire d'imagination, pour combler les vides et donner un sens à la continuité narrative.

L'un des aspects fascinants des interstices est leur capacité à créer des ellipses temporelles et spatiales. Un saut d'une case à une autre peut suggérer le passage du temps, un changement de lieu ou même une modification de l'état émotionnel des personnages. Ainsi, sans rien montrer explicitement, les interstices invitent le lecteur à imaginer ce qui se passe entre les cases, rendant l'acte de lecture plus interactif et engageant.

Les interstices comme outils narratifs

Richard Saint-Gelais, dans son étude sur les effets fictionnels des interstices en bande dessinée, met en lumière la manière dont ces espaces peuvent être utilisés pour manipuler la perception du lecteur. Par exemple, un interstice prolongé, c'est-à-dire un espace plus grand que d'habitude entre deux cases, peut induire un sentiment d'attente ou de suspense. À l'inverse, des interstices réduits peuvent suggérer une action rapide ou une tension accrue.

En outre, les interstices peuvent également jouer un rôle dans la structuration du récit. Ils peuvent introduire des ruptures ou des sauts narratifs qui obligent le lecteur à reconstituer mentalement les événements manquants. Cette reconstitution n'est pas toujours linéaire; elle peut inclure des retours en arrière, des anticipations ou des digressions, contribuant ainsi à la complexité narrative de la bande dessinée.

L'impact émotionnel des interstices

Les interstices ne se contentent pas de structurer le récit; ils participent également à la création d'émotions. Par exemple, un espace vide entre deux cases représentant une scène dramatique peut amplifier l'impact émotionnel de cette scène. Le silence suggéré par l'absence de texte ou d'image dans l'interstice peut intensifier l'effet dramatique, laissant au lecteur le temps de digérer l'information avant de passer à la suite.

De plus, certains auteurs de bande dessinée utilisent les interstices pour jouer avec les attentes du lecteur. Un interstice peut, par exemple, mener à une case suivante qui contredit les anticipations créées, générant surprise ou humour. Cette subversion des attentes montre comment les interstices peuvent être utilisés de manière créative pour enrichir la narration.

L'invisible au service du visible

Les interstices en bande dessinée, bien qu'ils soient des éléments invisibles ou non représentés, jouent un rôle central dans la construction du récit. Ils sont des espaces d'ellipse, de transition, d'émotion et d'imagination, où le lecteur est appelé à participer activement à la création du sens. Loin d'être de simples séparations, ils sont des outils narratifs à part entière, essentiels à l'art de la bande dessinée. Comprendre et analyser ces interstices permet de saisir toute la richesse de ce médium, où le visible n'est qu'une partie de l'histoire.

Ainsi, les interstices, dans leur apparente simplicité, deviennent des espaces de complexité narrative, révélant la bande dessinée non seulement comme un art visuel, mais aussi comme un art de l'implicite, du non-dit et de l'invisible