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L'architecture dans la bande dessinée : quand les murs racontent des histoires.
L'architecture et la bande dessinée entretiennent un dialogue subtil depuis les débuts du neuvième art. Si l’on considère Rodolphe Töpffer comme le père fondateur de la bande dessinée, c’est véritablement dans la deuxième moitié du XXᵉ siècle que l’architecture commence à occuper une place significative dans les planches illustrées. Alors que la bande dessinée développe son langage visuel, c’est d’abord l’illusion du mouvement et la maîtrise du texte et de l’image qui prédominent, reléguant les décors architecturaux à l’arrière-plan.
L’évolution architecturale dans les récits graphiques
À l’aube du XXᵉ siècle, les bandes dessinées sont encore appelées « illustrés » et s’adressent principalement à un jeune public. Les décors se limitent souvent à des intérieurs sommaires, influencés par les tendances stylistiques du moment, avec peu d’attention portée à l’architecture extérieure. Quelques exceptions notables, telles que Little Nemo de Winsor McCay, ouvrent la voie à une modernité visuelle où l’architecture devient un élément structurant des récits.
Le tournant des années 1920 marque une évolution décisive avec l’apparition de la bande dessinée comme « cinéma de papier ». L’architecture prend de l’ampleur, devenant le cadre où les personnages évoluent et où les histoires se déroulent. Des villes imaginaires, des bâtiments mythiques voient le jour et acquièrent une dimension géographique au fil des aventures des héros. Dès lors, l’identité des personnages ne se limite plus à leur apparence, mais se construit également autour des lieux qu’ils habitent.
Des architectures imaginaires aux mythes graphiques
Les années 1970 marquent une étape importante dans l'histoire de la bande dessinée, avec l’émergence d’un lectorat adulte et l’avènement de la postmodernité. Le mouvement de la « ligne claire », très en vogue dans les années 1980, se distingue par une représentation architecturale rigoureuse, où la précision du trait épouse les formes urbaines et monumentales. Des auteurs tels que Hergé ou Jacobs intègrent ainsi l’architecture dans leurs récits, tantôt comme décor, tantôt comme personnage à part entière.
Dans les années 1990, la bande dessinée s’éloigne des pages de presse pour devenir un phénomène éditorial à part entière. De nouveaux auteurs et éditeurs s’aventurent dans des expérimentations visuelles où l’architecture n’est plus seulement un décor, mais un véritable moteur narratif. Cette « archi-bande dessinée » explore les possibilités offertes par la conception graphique des espaces et la relation intime entre les personnages et leur environnement bâti.
L’architecture comme reflet narratif
La famille Fenouillard, dans l’une des premières bandes dessinées à aborder explicitement un monument, visite le Mont Saint-Michel en 1890. Ce monument, bien trop imposant pour être fidèlement représenté dans les petites cases de l’époque, devient un décor fragmenté, un diorama de six cases par page, où chaque élément raconte une partie d’une aventure burlesque. Cet exemple illustre bien la difficulté pour les premiers auteurs de bande dessinée à intégrer des architectures complexes dans leurs récits visuels.
À l'inverse, Little Nemo de Winsor McCay révolutionne l’usage de l’architecture dans la bande dessinée. Dans cette œuvre, les immeubles bougent, se transforment, deviennent des obstacles ou des compagnons de route pour le jeune héros. McCay, issu de Chicago puis installé à New York, deux villes en pleine expansion architecturale, traduit à travers ses cases le dynamisme des grandes métropoles américaines de l’époque.
Des lieux aux personnages
Dans les années 1940, des héros emblématiques comme Tintin, Superman et Batman émergent non seulement par leurs costumes reconnaissables, mais aussi par les lieux qu’ils habitent. Moulinsart, la Batcave ou encore la Forteresse de Solitude deviennent des éléments indissociables de l’identité de ces personnages. Ces espaces, à mi-chemin entre le musée personnel et la forteresse imprenable, sont à la fois des refuges et des points de départ pour leurs aventures.
Les cités imaginaires prennent également une place centrale dans les récits d’anticipation. Alex Raymond, créateur de Flash Gordon, imagine des villes flottantes habitées par des peuples élémentaires, où l’architecture reflète les caractéristiques de chaque civilisation. Ces mondes, bien que détachés des réalités terrestres, ancrent les récits dans des espaces plausibles et cohérents, jouant avec l'imaginaire du lecteur.
L’architecture comme source de fiction
L’architecture dans la bande dessinée ne se contente pas de représenter des lieux réels ou imaginaires. Elle devient elle-même un personnage central, porteur de mystères et de récits cachés. Dans Blake et Mortimer, par exemple, Jacobs utilise les monuments historiques pour créer des intrigues où l’histoire, la science et le fantastique se mêlent. La forteresse de la Roche-Guyon devient un lieu de voyage dans le temps, où le passé et le futur se rejoignent pour dévoiler des secrets enfouis.
De même, Jacques Martin, dans Alix, interroge la représentation des ruines antiques. Ses villes en construction ou en déconstruction posent la question de la permanence architecturale et du rôle des monuments dans l’imaginaire collectif. La bande dessinée devient alors un moyen de reconstruire des civilisations disparues, en offrant aux lecteurs un voyage dans le temps à travers la pierre et le marbre.
Une mise en scène architecturale
Les mangas japonais et les comics américains utilisent également l’architecture comme un vecteur narratif puissant. Dans Astro City de Kurt Busiek, la ville devient un personnage à part entière, reflet des conflits et des aspirations des héros. À l’inverse, dans Sin City de Frank Miller, l’architecture sombre et gothique reflète la noirceur des âmes qui habitent cette ville fictive.
En France, la série des Cités Obscures de François Schuiten et Benoît Peeters explore les possibilités architecturales à travers des villes imaginaires dont l’urbanisme et les constructions influencent directement le destin de leurs habitants. Ces cités, véritable hommage aux utopies architecturales du XIXᵉ siècle, sont autant de laboratoires graphiques où la bande dessinée devient un outil de réflexion sur l’espace urbain.
L’architecture, dans la bande dessinée, est bien plus qu’un simple décor. Elle structure le récit, dialogue avec les personnages et offre au lecteur une immersion totale dans des univers tantôt familiers, tantôt fantastiques. De la petite case confinée aux grandes planches ouvertes sur des mondes imaginaires, l’architecture est le fil conducteur d’une exploration visuelle et narrative qui continue d’inspirer les auteurs contemporains.
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