L'art de l'expression et la maîtrise des nuances chez Frank Pé.

L’œuvre de Frank Pé, co-créée avec Zidrou, La Bête, est un exemple de l'exploration de l'expression artistique dans la bande dessinée. En plongeant dans ses planches, on découvre non seulement la richesse du dessin et des couleurs, mais aussi la profondeur des thèmes abordés et des techniques utilisées pour exprimer des émotions et des ambiances. Frank Pé a commenté certaines de ses œuvres les plus emblématiques, nous dévoilant ainsi les secrets de son approche artistique. Cet article explore les subtilités de son travail tout en mettant en lumière la relation particulière de Frank Pé avec la nature, un thème central dans son œuvre.

L’importance de la couleur et des textures

Frank Pé a travaillé ses planches en couleur directe, une technique qui lui permet de jouer avec les matières et les ambiances de manière particulièrement subtile. Dans l’une des planches du premier tome de La Bête, Pé explique son attrait pour les séquences monochromes, comme celle où le gris domine presque entièrement. Cette dominance de la couleur crée un effet presque surprenant lorsque d'autres teintes apparaissent, un surgissement que Frank compare à l’œuvre de Moebius. Ce dernier, surtout vers la fin de sa vie, utilisait des gammes de couleurs réduites mais savait introduire des touches plus vives pour souligner certains éléments visuels. Dans La Bête, cet effet est visible à travers des éléments comme les phares d'une camionnette, dont la lumière éclaire la scène et se reflète sur le sol humide, ajoutant une dimension réaliste et immersive à la planche.

Cet usage maîtrisé de la lumière et de la matière permet à Frank Pé de rendre palpables des ambiances souvent évanescentes. Dans cette planche, la brume joue un rôle central : elle rend l’atmosphère froide, humide, presque hostile, tout en permettant à certaines parties de l’image d’émerger de manière subtile. C’est dans ce travail de texture que Pé parvient à créer une immersion profonde, faisant ressentir au lecteur non seulement le décor, mais l’état émotionnel des personnages.

Un art en relation avec le cinéma

L'œuvre de Frank Pé se distingue également par son utilisation des codes cinématographiques. Dans une scène où une camionnette évolue dans un paysage brumeux et hivernal, Pé évoque l'influence de l'introduction du film Le Cercle rouge de Jean-Pierre Melville, un maître du cinéma français. Cette référence est révélatrice de la manière dont Pé puise dans d'autres formes d'art pour enrichir sa bande dessinée.

Le lien entre la bande dessinée et le cinéma s’étend également à la mise en scène et au cadrage des images. Pé explique qu’il aime déformer les horizons pour donner au lecteur l’impression de perdre pied, un effet qui amplifie le sentiment d’instabilité dans l’histoire. Il rapproche cette technique de l'approche de sculpteurs comme Rodin, qui représentait des corps en déséquilibre pour créer un impact émotionnel plus fort.

La symbolique des ambiances

La maîtrise de Frank Pé ne se limite pas à l'utilisation des couleurs et des références cinématographiques. Son travail sur les ambiances est tout aussi puissant, voire symbolique. Dans une autre planche de La Bête, Pé montre comment les effets de lumière et de brume traduisent le chaos intérieur des personnages. Ici, l’expressionnisme allemand est une source d’inspiration, un courant artistique qui, par ses contrastes marqués et ses formes anguleuses, exprime le tourment et la tension.

Dans cette planche, les arbres sont rendus comme des silhouettes fantomatiques, tandis qu’un simple rectangle de lumière provenant d’une fenêtre suffit à évoquer une présence humaine. Cet usage subtil de la lumière et des ombres est une technique que Pé maîtrise avec une grande finesse, contribuant à renforcer le sentiment de mystère et de tension.

Le jeu d’acteur dans la bande dessinée

Outre l’aspect esthétique, Frank Pé accorde une importance particulière à l’animation des personnages dans ses planches. Il se compare parfois à un acteur qui doit s’immerger dans ses personnages pour saisir leurs gestuelles, leurs émotions et leurs expressions. Cette attention au détail est particulièrement visible dans une planche où le jeune François, un personnage central de La Bête, est représenté avec le torse bombé et les mains dans les poches, traduisant son sentiment de devoir accompli. Ces petites touches visuelles renforcent l’identification du lecteur aux personnages et donnent à la narration une profondeur supplémentaire.

Frank Pé souligne l'importance de la composition, même dans des scènes plus sobres. Dans les scènes dialoguées, il utilise une gamme de plans rapprochés pour renforcer l'immersion du lecteur dans les interactions entre les personnages. Cela démontre la maîtrise qu'il a de tous les aspects de la bande dessinée, que ce soit dans les moments d'action, d'émotion ou de simple dialogue.

Les autres œuvres marquantes de Frank Pé et son rapport à la nature

Si La Bête est une œuvre emblématique, elle s’inscrit dans la continuité d’un travail de longue haleine pour Frank Pé, qui a toujours accordé une place centrale à la nature et aux animaux dans ses œuvres.

Broussaille (avec Bom)

La série Broussaille, publiée chez Dupuis à partir des années 1980, est probablement l’œuvre qui a véritablement lancé Frank Pé dans le monde de la bande dessinée franco-belge. Créée en collaboration avec le scénariste Michel Bom, Broussaille est une série poétique qui suit les aventures d'un jeune homme rêveur et contemplatif dans une ville inspirée de Bruxelles. À travers cette série, Pé explore la relation de l'homme avec la nature et les animaux, un thème qui lui est cher et qu'il développera plus tard dans La Bête.

Ce lien à la nature est profondément ancré dans la vie de Frank Pé. Lorsqu’il travaillait sur Broussaille, il vivait à proximité du Musée des sciences naturelles de Bruxelles, une institution qui a grandement influencé sa vision artistique. Le musée, avec ses impressionnantes collections d’animaux naturalisés et ses expositions sur la faune, a offert à Pé une source d'inspiration inépuisable, nourrissant son désir de représenter les animaux de manière réaliste et émotive.

Zoo (avec Philippe Bonifay)

Dans Zoo, une autre série marquante de Frank Pé, réalisée en collaboration avec le scénariste Philippe Bonifay, l’auteur explore encore plus profondément sa fascination pour les animaux et leur interaction avec les humains. Publiée entre 1994 et 2007, Zoo raconte l'histoire d'un vétérinaire qui recueille des animaux blessés ou abandonnés dans un parc zoologique. La série, marquée par une grande sensibilité, traite de sujets universels comme la guerre, l'amour, et la protection des animaux.

Visuellement, Zoo se distingue par son dessin très réaliste et riche en détails, en particulier pour la représentation des animaux. Frank Pé, un passionné de la faune, parvient à capturer l'essence des créatures qu'il dessine. Zoo a également été saluée pour sa narration empreinte de mélancolie, explorant la complexité des relations humaines et animales, un sujet qui trouve une résonance profonde dans le travail de Frank Pé.

Le Marsupilami

Un autre projet emblématique de Frank Pé est sa réinterprétation du personnage légendaire du Marsupilami, initialement créé par André Franquin. Dans cette version réaliste et sauvage, Pé revisite cet animal fictif en lui donnant une dimension nouvelle, plus proche de la nature et des instincts primaires que de la version humoristique d'origine. Ce projet montre une fois de plus l’intérêt de Frank Pé pour la faune et la nature, ainsi que son talent pour donner vie à des créatures imaginaires.

Le Marsupilami de Frank Pé n’est plus seulement une créature de bande dessinée, mais une bête à part entière, avec son propre caractère et son énergie propre. Chaque détail de son corps est pensé pour refléter une vie sauvage et libre, ce qui ancre cette créature dans un environnement réaliste et crédible, tout en conservant son aspect fantastique.

Une œuvre au croisement de l'art et de la nature

L’œuvre de Frank Pé, de La Bête à Broussaille, en passant par Zoo et Le Marsupilami, est une exploration constante de la relation entre l’homme et la nature. À travers son utilisation sophistiquée des couleurs, des textures et des ambiances, il parvient à créer une expérience visuelle et narrative riche et immersive. Sa maîtrise du dessin et son attention minutieuse aux détails témoignent de son profond respect pour la nature et les animaux, éléments centraux de son art.