La représentation du genre dans l'œuvre de Tezuka Osamu.

Osamu Tezuka, surnommé "le dieu du manga" (manga no kamisama), a laissé une empreinte indélébile sur le monde du manga et de l'animation japonaise. Décédé prématurément à l’âge de 60 ans, il a néanmoins signé une carrière remarquable, s’étalant sur 43 ans. Créateur prolifique, il est à l’origine de plus de 700 mangas, soit un total de 170 000 pages, et de près de 70 œuvres animées, comprenant séries, téléfilms, courts et longs métrages. Ce parcours exceptionnel lui a permis d’aborder des thèmes variés et d’inventer des personnages emblématiques. Une rétrospective dédiée à Tezuka lors du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2018 s’est penchée sur un aspect singulier de son œuvre : la représentation du genre dans trois de ses titres majeurs, disponibles en français : Prince·sse Saphir, Ayako et MW.

La notion de genre

Avant de plonger dans l’analyse de ces œuvres, il est essentiel de définir ce que recouvre la notion de "genre". En psychologie, ce terme dépasse la simple différenciation biologique entre homme et femme pour inclure la construction sociale des comportements associés aux sexes. Les attitudes, aspirations et sentiments liés au genre sont-ils naturels, ou bien façonnés par l'environnement social et culturel ?

D'un côté, l’essentialisme considère que les caractéristiques des hommes et des femmes relèvent d’un ordre naturel. Selon cette vision, des rôles complémentaires sont attribués aux hommes et aux femmes : les premières sont vouées à la maternité et à la famille, tandis que les seconds occupent un rôle protecteur et pourvoyeur. À l’opposé, le constructivisme affirme que ces rôles sont imposés par la société. Comme l’écrivait Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. » Le genre inclut également des questions d’orientation sexuelle, montrant que l’attirance sexuelle découle de nombreux facteurs, sociaux et biologiques. Enfin, dans une perspective féministe, le genre sert à questionner les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, déconstruisant les assignations sociales imposées à chacun des sexes.

Tezuka et le genre : une perspective conservatrice ?

Tezuka, dans le contexte de son époque, semble refléter une vision traditionnelle des rôles de genre. Il se montrait souvent misogyne dans son humour, tournant les stéréotypes féminins en dérision. Dans plusieurs de ses œuvres, la femme est représentée dans un cadre de domesticité ou de maternité, ancrée dans des rôles conventionnels. Cependant, en explorant certains de ses mangas, on découvre une complexité et des nuances qui remettent en question cette première impression. Tezuka est, après tout, un produit de l’après-guerre au Japon, où le modèle de l’épouse et de la mère au foyer dominait.

Prince·sse Saphir

Prince·sse Saphir est probablement l'œuvre de Tezuka la plus représentative de la question du genre. Parue en deux versions, en 1953 puis en 1963, la série nous introduit à Saphir, personnage né avec un cœur masculin et un cœur féminin, suite à une farce de l'ange Tink. À sa naissance, Saphir est déclarée garçon par son père, qui souhaite qu'elle puisse accéder au trône. Ainsi, elle est contrainte de vivre une double vie : "prince" en public, mais aspirant à une existence féminine en privé.

Le personnage de Saphir interroge la notion d'identité de genre et les limites imposées par la société. Inspirée par le théâtre de la Revue Takarazuka, où tous les rôles, masculins comme féminins, sont interprétés par des femmes, Tezuka joue ici avec les frontières entre les genres, montrant que Saphir peut revendiquer des traits masculins (courage, force) tout en étant capable de compassion et de douceur. L’histoire repose également sur la notion d’androgyne idéal, à la fois homme et femme, permettant au personnage de naviguer entre les deux mondes. Ce choix narratif souligne la complexité et l’ambiguïté du genre, bien au-delà des stéréotypes habituels.

Ayako

Ayako, publié entre 1973 et 1974, est une œuvre beaucoup plus sombre et complexe, axée sur le patriarcat et les violences infligées aux femmes dans le Japon de l’après-guerre. L’histoire suit la famille Tengué, tiraillée entre traditions et modernité dans un pays marqué par la réforme agraire et l’influence américaine. Ayako, la plus jeune de la famille, incarne les victimes de ce système patriarcal. Enfermée dès son enfance, elle subit le poids des traditions et des abus de pouvoir.

L’inceste et les violences sexuelles sont ici des outils narratifs utilisés par Tezuka pour dénoncer les excès du patriarcat et les conséquences d’un pouvoir égoïste et destructeur. Ayako est une victime du système, dénuée de toute autonomie et enfermée dans une sphère domestique dont elle ne peut s’échapper. Tezuka utilise ce personnage pour montrer le coût humain du patriarcat, qui nuit non seulement aux femmes mais aussi aux hommes dépourvus de pouvoir réel. Dans cette œuvre, le mangaka fait preuve d’une conscience aiguë des injustices de son époque, même si cette dénonciation est nuancée par la présence de certaines valeurs traditionnelles.

MW

MW, un thriller des années 1970, se distingue par son atmosphère sombre et son exploration de la sexualité et de la moralité. Ce manga met en scène Michio Yuki, survivant d’un accident chimique causé par un gaz militaire américain, le MW, et prêt à tout pour assouvir sa vengeance. Il est accompagné dans cette quête par le père Garai, un prêtre catholique déchiré par une relation ambiguë avec Yuki.

Dans MW, Tezuka aborde l’homosexualité de manière complexe, en phase avec une époque où les mœurs étaient encore très conservatrices. La relation entre Yuki et Garai n’est pas simplement romantique ou sexuelle : elle est teintée de manipulation, de désir et de culpabilité. Tezuka montre les pressions sociales qui obligent les individus à dissimuler leur orientation sexuelle et les conséquences tragiques de ces contraintes. Le mangaka introduit ici des éléments de travestissement et de confusion des genres, poursuivant les thèmes explorés dans Prince·sse Saphir, mais cette fois dans une optique plus adulte et désabusée. Si l’homosexualité est dramatisée, elle permet aussi de soulever des questions sur la liberté individuelle face aux normes sociales.

Les œuvres de Tezuka témoignent d’une vision complexe du genre, influencée par le contexte culturel et social du Japon d’après-guerre. En tant que pionnier du manga moderne, il a exploré des thèmes variés et a su, même avec des perspectives parfois conservatrices, remettre en question les stéréotypes de genre. Prince·sse Saphir, Ayako et MW illustrent chacun une facette de cette réflexion : le travestissement et l'androgyne idéal, la dénonciation du patriarcat et des violences faites aux femmes, ainsi que la complexité des relations humaines dans un contexte de sexualité réprimée. Par ces œuvres, Tezuka a prouvé qu’il méritait amplement son titre de Manga no kamisama — "le dieu du manga".