Les multiples visages de l’autobiographie chez Trondheim.

L’œuvre autobiographique de Lewis Trondheim s’impose comme un axe majeur de sa carrière, avec une place centrale dans une bibliographie prolifique et variée. Dès le début des années 1990, l’auteur se distingue par sa capacité à naviguer entre la fiction pure et une introspection subtile, notamment à travers Approximate Continuum Comix, une série de six volumes parus entre 1993 et 1994, aujourd’hui réunis sous le titre Approximativement. Cette œuvre, qui se présente comme une chronique personnelle, trouve un écho dans ses œuvres plus récentes, telles que les Petits riens, entamés en 2006 et toujours en cours.

Le parcours autobiographique de Trondheim ne s’arrête pas à ces deux piliers de sa bibliographie. Entre Approximativement et les Petits riens, plusieurs ouvrages viennent enrichir cette veine autobiographique, parmi lesquels les Carnets de bord (2001-2003), Désœuvré (2005), ou encore Les Aventures de l’Univers (1997), un ouvrage souvent négligé mais qui mérite d’être replacé dans cette chronologie.

Une diversité de formes autobiographiques

L’approche la plus simple pour appréhender l’autobiographie chez Trondheim serait d’envisager une continuité chronologique de ses œuvres, une autobiographie « en continu » qui s’étendrait de Approximativement aux Petits riens, en passant par les œuvres intermédiaires. Une telle lecture, bien que séduisante, mérite toutefois d’être nuancée. Comme l’a souligné la critique Jeanine Floreani dans une analyse récente, notamment à propos du tome Le Syndrome du prisonnier, deuxième volume papier des Petits riens, cette idée d’un déclin artistique entre Approximativement et les œuvres plus récentes a suscité la controverse. Floreani voit dans Le Syndrome du prisonnier un signe de déliquescence artistique par rapport à Approximativement. Cependant, cette comparaison n’est pertinente que si l’on accepte l’idée d’une continuité linéaire entre ces œuvres, ce qui ne semble pas si évident.

Il convient plutôt d’examiner les différentes formes que prend l’autobiographie chez Trondheim, chacune étant marquée par des objectifs esthétiques spécifiques. Par exemple, les Aventures de l’Univers, qui s’inscrivent dans une veine autobiographique, s’apparentent davantage à une ébauche des Petits riens qu’à une continuation d’Approximativement. Publié initialement dans les pages des Inrockuptibles, cet ouvrage présente une série de récits courts, souvent d’une seule planche, où l’auteur s’attarde sur des moments fugaces de son quotidien. Contrairement à Approximativement, où Trondheim s’autorise de longues digressions et un développement approfondi de certaines situations, Les Aventures de l’Univers se concentre sur l’instantanéité, la réflexion brève et l’observation minutieuse.

De l’expérimentation à la maîtrise

Approximativement, avec ses récits plus longs, ses dialogues soutenus et ses digressions, offrait une plus grande liberté narrative à Trondheim. Cependant, dans Les Aventures de l’Univers, le format court impose à l’auteur une concision nouvelle. À travers des planches isolées, il expérimente avec des réflexions quotidiennes, parfois banales, qui annoncent déjà ce que deviendront les Petits riens. Il convient toutefois de noter que Les Aventures de l’Univers ne se limite pas à l’autobiographie ; on y trouve également des fables satiriques ou des réflexions sur l’actualité, dans un style qui rappelle ses œuvres comme Les Genèses apocalyptiques ou Le Pays des trois sourires.

Cependant, ce livre reste marqué par une certaine incertitude. Trondheim y hésite quant à la direction de son projet, et ses commentaires sur des sujets anodins peuvent parfois apparaître comme une autocritique mal maîtrisée, voire naïve. En dépit de ses tentatives pour tout analyser, Les Aventures de l’Univers n’atteint pas l’aisance des Petits riens, où l’auteur finit par embrasser pleinement la légèreté et la simplicité de ses observations. Le passage de l’expérimentation à la maîtrise est ainsi flagrant.

Dans les Petits riens, Trondheim abandonne toute prétention à commenter l’actualité, préférant se concentrer sur l’anecdotique et le trivial. Ses dessins, réalisés à l’aquarelle, témoignent d’une attention accrue aux détails et d’une nouvelle confiance dans l’usage du format court. Désormais seul maître à bord, l’auteur édite lui-même ces ouvrages, d’abord sur son blog, puis en version papier, se mettant ainsi dans une position où il n’écrit que pour lui-même. Le lecteur, pour sa part, se glisse presque en voyeur dans cette intimité dessinée, suivant Trondheim dans ses réflexions du quotidien sans autre ambition que celle d’observer.

Un parallèle entre deux œuvres majeures

Si l’on peut relier Les Aventures de l’Univers et les Petits riens d’un point de vue formel, il est également intéressant de considérer une autre approche autobiographique chez Trondheim, celle qui s’exprime dans Approximativement, Désœuvré, et les Carnets de bord. Ces œuvres, par leur format plus long et leur continuité narrative, se distinguent des récits en une page des Petits riens. Approximativement, en particulier, se caractérise par une fluidité narrative : on passe d’un épisode à un autre sans interruption marquée, ce qui confère à l’œuvre une certaine cohérence, proche du roman graphique.

Désœuvré et les Carnets de bord, bien qu’organisés autour d’épisodes datés, partagent cette même liberté narrative, mais avec une introspection plus marquée sur la vieillesse, notamment dans Désœuvré, où l’autobiographie sert de prétexte à une méditation plus large. Ce cheminement introspectif se retrouve dans les Petits riens, mais sous une forme plus légère et moins analytique, témoignant d’une évolution dans la manière de représenter la réalité chez Trondheim.

Entre masques et honnêteté

Enfin, une constante dans l’œuvre autobiographique de Trondheim réside dans l’usage des masques animaliers qui, depuis ses débuts, sont devenus une signature de son style. Ces masques, loin d’être de simples artifices, jouent un rôle clé dans la distanciation narrative, permettant à l’auteur de se cacher tout en clarifiant les traits de ses personnages. Cette mise à distance, présente aussi bien dans Approximativement que dans les Petits riens, reflète une forme de pudeur, mais aussi de maîtrise narrative.

Les Petits riens, malgré leur apparente simplicité, sont peut-être l’expression la plus honnête de cette démarche autobiographique. En renonçant à toute mise en scène élaborée, Trondheim parvient à capter l’essence de l’instant avec une justesse désarmante. Loin de la comédie de ses débuts, ces œuvres témoignent d’une maturité nouvelle, où chaque anecdote, aussi insignifiante soit-elle, devient un fragment d’un tout plus vaste.

L’autobiographie chez Trondheim, qu’elle prenne la forme des Petits riens ou d’œuvres plus narratives comme Approximativement, reste marquée par une quête d’honnêteté et de simplicité. Si les préférences peuvent varier entre les lecteurs, cette évolution constante, cette recherche de vérité à travers le masque, reste une constante fascinante dans l’œuvre de cet auteur. Comme un bon vin, ses œuvres autobiographiques vieillissent avec le temps, révélant à chaque relecture des saveurs nouvelles et inattendues.