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Lewis Trondheim : L'art de la bande dessinée, entre contrainte et liberté.
La bande dessinée, souvent appelée le "neuvième art", a évolué au fil des décennies, offrant une diversité d'approches narratives, graphiques et thématiques. Parmi les créateurs marquants de ce medium, Lewis Trondheim occupe une place singulière. Prolifique, touche-à-tout, il incarne une approche ludique de la bande dessinée, s’amusant avec ses propres créations et les codes du genre. Mais que signifie exactement cette dimension "joueuse" de son œuvre ? Pour comprendre, il est essentiel de se plonger dans sa démarche créative et dans les thématiques qui traversent ses productions.
Un rapport ludique à la création : jouer pour créer
Dans un entretien, Trondheim a déclaré : « Quand je crée, je joue. » Cette phrase résume parfaitement sa démarche artistique, qui est profondément marquée par l'idée de jeu. Ce jeu n'est pas simplement une distraction ; il est au cœur de son processus créatif. Il s'agit pour lui d'une manière de surmonter les contraintes et d'explorer constamment de nouvelles directions.
La théorie du jeu, développée notamment par le psychanalyste D. W. Winnicott, aide à comprendre cette approche. Winnicott distingue le play, un jeu libre sans règles fixes, et le game, un jeu structuré par des règles prédéfinies. Pour Trondheim, le jeu est une manière de concilier ces deux dimensions. Il se donne des règles, souvent strictes, mais les adapte ou les abandonne lorsqu'elles cessent d'être stimulantes. Dans ses œuvres, il expérimente constamment : il joue avec les genres (western, polar, science-fiction), les formats (strips, albums complets, récits feuilletonesques) et les techniques graphiques.
Les premières œuvres : contraintes et créativité
Lorsque Trondheim débute, il se trouve confronté à une contrainte majeure : il ne maîtrise pas encore parfaitement le dessin. Plutôt que de voir cela comme un obstacle, il en fait un moteur créatif. Sa première grande œuvre, Lapinot et les Carottes de Patagonie, en est un parfait exemple. Le découpage rigide en gaufrier de 12 cases par page impose une économie de moyens, un minimalisme qui devient sa marque de fabrique. Il adopte également le zoomorphisme, représentant ses personnages sous forme d'animaux stylisés, ce qui lui permet d'éviter les contraintes du dessin réaliste tout en donnant une identité forte à ses récits.
Cette approche minimaliste se retrouve dans ses premières expériences avec l'itération iconique, une technique consistant à répéter la même image en ne modifiant que le contenu des bulles ou des détails mineurs. Ce procédé, utilisé dans des œuvres comme Psychanalyse ou Le Dormeur, illustre bien le goût de Trondheim pour le jeu avec les codes de la bande dessinée. Il ne cherche pas à impressionner par un style graphique virtuose, mais à exploiter au maximum les ressources narratives du médium.
L’évolution d’un auteur : de l’improvisation au contrôle
Au fil des années, Lewis Trondheim a su renouveler son approche, en conservant cette dimension ludique qui le caractérise. Il s’impose régulièrement de nouvelles contraintes, comme dans La Mouche, où il s'interdit d'utiliser des dialogues, ou dans Mildiou, un récit centré sur un combat d'épée qui s’étire sur une centaine de pages.
Ce goût pour l’improvisation est particulièrement visible dans ses récits feuilletonesques. Inspiré par la tradition du feuilleton, Trondheim développe ses histoires de manière spontanée, sans planification rigide. Il laisse souvent l’histoire évoluer au fur et à mesure, se surprenant lui-même avec les tournants narratifs qu’elle prend. Pourtant, cette improvisation n’est jamais totale. Comme il l’explique dans une interview, il élabore des hypothèses, anticipe des éléments, mais s'interdit de trop fixer les choses à l’avance. Il en résulte des récits qui semblent à la fois maîtrisés et libres, où le jeu reste un moteur fondamental.
La dimension philosophique du jeu chez Trondheim
Si le jeu est omniprésent dans l'œuvre de Trondheim, il ne s'agit pas seulement de divertissement. Il exprime également une forme de réflexion philosophique sur la création artistique. En jouant, Trondheim cherche à surmonter l'ennui, un sentiment qu’il associe à sa jeunesse. Pour lui, créer est une manière d’échapper à la monotonie du quotidien, de se réinventer constamment.
Cette dimension ludique n’est toutefois pas toujours synonyme de légèreté. Dans des œuvres comme Désœuvré, Trondheim se penche sur ses propres doutes en tant qu’auteur, explorant la peur de la répétition et la crainte de ne plus être créatif. Le jeu, ici, devient un moyen de combattre la lassitude, de repousser les limites de la création.
Le renouvellement constant : une carrière en mouvement
Même après plusieurs décennies de création, Trondheim n’a jamais cessé de se renouveler. Que ce soit dans ses collaborations (notamment avec Joann Sfar sur la série Donjon) ou dans ses projets plus personnels, il continue d’explorer de nouvelles formes narratives et graphiques. Ses œuvres plus récentes, comme Les Herbes Folles publiées sur Instagram, montrent à quel point il sait s’adapter aux nouveaux formats tout en conservant son esprit joueur.
Il est intéressant de constater que, malgré cette prolifique carrière, Trondheim reste humble et lucide sur son œuvre. Il n’a pas peur de remettre en question ses acquis, de tuer ses personnages, comme ce fut le cas avec Lapinot dans La Vie comme elle vient, avant de les ressusciter plusieurs années plus tard. Ce cycle de mort et de renaissance, de destruction et de recréation, est au cœur de son processus créatif.
Un créateur à la recherche de nouveaux terrains de jeu
En définitive, l’œuvre de Lewis Trondheim se caractérise par sa capacité à transformer la contrainte en moteur créatif. Son approche ludique, inspirée de la théorie du jeu, lui permet de se réinventer constamment, d'explorer des territoires narratifs et graphiques toujours nouveaux. Pourtant, derrière ce jeu, se cachent des réflexions profondes sur le sens de la création artistique et sur la manière dont un auteur peut rester libre face aux attentes du public et des éditeurs.
La bande dessinée, pour Trondheim, est bien plus qu’un simple divertissement ; elle est un espace de liberté, où l’auteur peut expérimenter, jouer, se remettre en question et, surtout, s’amuser. Un jeu sérieux, en somme, qui continue de passionner des milliers de lecteurs.
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