Le Blog d'abao

Philosophie et littérature dans le roman sadien : une analyse des ouvertures de dissertation.

S’intéresser aux ouvertures des dissertations dans le roman sadien, et plus particulièrement aux jointures entre philosophie et littérature, met en lumière la grande diversité des prises de parole philosophique. Dès lors, plusieurs questions émergent : à partir de quelle quantité de texte peut-on estimer qu’il y a « dissertation » ? Peut-on qualifier de « philosophique » un morceau de rhétorique, un exposé de données relevant d’une « anthropologie » sauvage, un échange dialogué, etc. ? De Justine à l'Histoire de Juliette, ces prises de parole ne sont pas homogènes et reposent la question de l’usure ou de la dilution du concept dans et par la matière romanesque. Rendre compte de ces évolutions impose de partir d’une typologie évolutive des formes de discours philosophiques dans leurs relations avec la matière romanesque dans laquelle ils s’insèrent.

Dans Justine ou les malheurs de la vertu (1791), la quasi-totalité des prises de parole philosophique apparaissent dans des scènes de controverse où l’héroïne, souvent au sortir d’une scène lubrique imposée, entreprend de raisonner le libertin qui vient de la maltraiter. Ces scènes passent d’un dialogue en apparence informel, suscité et guidé par l’héroïne, au discours structuré et argumenté du libertin. L’unique dissertation du long épisode de Sainte-Marie-des-Bois illustre bien ce type de scène. Justine, invitée à passer la nuit chez le moine Clément, commence par se soumettre à ses passions violentes avant de l’amener sur le terrain du discours, des corps vers les mots. Profitant d’une exclamation abstraite de Clément sur le plaisir résultant d’une « commotion violente », elle le pousse à se justifier dans un discours structuré.

Ce changement de mode discursif est chaque fois souligné et présenté comme une faveur faite à l’héroïne, un hommage implicite à son audace ou à sa persévérance. Par exemple, face à Cœur-de-fer, Justine réussit à transformer une conversation en discours structuré, obtenant du libertin qu’il raisonner avec elle. Ces moments philosophiques, marqués par une certaine thermodynamique, révèlent une héroïne constante, peu instruite par ses expériences, et dont le corps ne garde pas les marques des coups reçus.

Dans La Nouvelle Justine, il y a une multiplication des moments philosophiques. Le pouvoir de qualification et de commentaire de l’héroïne est un peu amoindri, mais son temps de parole est globalement augmenté, bien que ses interventions soient souvent noyées dans le flot des démonstrations libertines. L’introduction de nouveaux personnages amène de nouvelles scènes de controverse, comme celle avec Bandole, où la discussion philosophique prend une place centrale avant de revenir au sexe.

Les dissertations de La Nouvelle Justine se distinguent par un surcroît de formalisation dû à leur allongement et au changement de régie narrative. Par exemple, le discours contre les religions de Bressac n’est plus introduit par un dialogue, mais par une introduction didactique. Ce formatage rend les discours plus systématiques et moins spontanés.

Dans l’Histoire de Juliette, on observe un épuisement de la matière philosophique dans la deuxième partie. La dernière véritable dissertation philosophique se trouve à la fin de la quatrième partie, après quoi le roman est dominé par des récits et des scènes de controverses moins formelles. Juliette, souvent reléguée au rang de spectatrice, subit ces dissertations comme une autre forme d’épreuve physique.

Ces moments philosophiques plus contrastés de l’Histoire de Juliette posent la question de leur fonction dans l’évolution de l’héroïne. Contrairement à Justine, Juliette, bien qu’elle soit souvent dans le rôle de l’élève, ne devient pas véritablement une philosophe libertine. Elle reste plutôt une réceptrice habile, mais ses rares interventions philosophiques ne montrent pas une réelle évolution intellectuelle.

Ainsi, l’étude des ouvertures des dissertations dans le roman sadien révèle une complexité dans l’articulation entre philosophie et littérature. Chaque œuvre présente des variations dans la manière dont les discours philosophiques sont intégrés et développés, ce qui nécessite une typologie évolutive pour comprendre ces relations dynamiques. Les dissertations, qu’elles soient longues ou courtes, dialoguées ou monologuées, contribuent à la densité philosophique de l’œuvre sadienne, tout en s’insérant profondément dans la matière romanesque.

Écrire un commentaire