Le nom de Dominique-Vivant Denon (1747–1825) reste gravé dans la mémoire collective comme celui du grand explorateur...
Cités imaginaires et perspectives rigoureuses : l’architecture dans la bande dessinée franco-belge.
Introduction : Un art de la ligne et du volume
La bande dessinée est un art du récit, certes, mais aussi un art de l’espace. Peu d’œuvres graphiques accordent autant d’attention à la structure, au décor, à la perspective que celles issues de la tradition franco-belge. L’architecture, loin de n’être qu’un arrière-plan, y devient souvent un personnage à part entière, un révélateur de mondes, d’ambiances, de pouvoirs. De la rigueur géométrique d’Hergé aux villes oniriques de Schuiten, les albums tracent une cartographie intérieure de l’imaginaire occidental.
Hergé et la ligne claire : le triomphe de la rigueur
Dès les années 1930, Hergé, influencé par la précision du dessin industriel et l’esprit rationaliste de son temps, construit ses décors avec un soin maniaque. Il consulte des plans, photographie des bâtiments, s’inspire d’architectures existantes pour forger des lieux crédibles. Dans Les Cigares du Pharaon, Le Lotus Bleu, ou Le Temple du Soleil, les bâtiments sont dessinés avec une exactitude presque documentaire.
Mais c’est dans L’Affaire Tournesol que l’architecture devient centrale : la Villa du Professeur Topolino, inspirée du style moderniste méditerranéen, exprime à la fois la modernité et l’instabilité. La ligne claire d’Hergé, par sa pureté, accentue cette tension entre ordre rationnel et chaos latent. Le monde hergéen, même lorsqu’il est fictif, semble toujours mesurable, quadrillé, maîtrisé.
Franquin, Tillieux et l’architecture expressive du quotidien
À la suite d’Hergé, d’autres auteurs issus de l’école de Marcinelle développent une approche différente, plus organique et plus vivante. André Franquin, dans Spirou et Fantasio ou Gaston Lagaffe, fait de l’espace un terrain de jeu. Les bureaux du Moustic, les rues de Bruxelles, les maisons de banlieue sont traversés d’accidents, de tuyaux tordus, de planchers instables.
Chez Maurice Tillieux, l’auteur de Gil Jourdan, l’architecture participe de l’ambiance policière : vieilles demeures, entrepôts vides, docks embrumés. Le décor y est porteur d’inquiétude. La représentation des bâtiments y relève du film noir, transposé en bande dessinée. L’architecture devient narrative.
Jacques Tardi : Paris comme personnage
Dans un autre registre, Jacques Tardi redonne à Paris ses lettres de noblesse architecturale. Inspiré par le Paris de la Belle Époque, il reconstruit avec une minutie quasi archéologique la ville de Nestor Burma ou de Lucien Brindavoine. Les bâtiments haussmanniens, les passages couverts, les quais de Seine, les zones industrielles prennent une dimension presque mélancolique.
Chez Tardi, la ville est un théâtre urbain où les personnages, souvent désabusés, déambulent dans une architecture surplombante, témoin d’un temps révolu. L’atmosphère repose autant sur les mots que sur les pierres dessinées.
François Schuiten et Les Cités Obscures : l’architecture comme utopie
C’est cependant avec François Schuiten et Benoît Peeters, dans la série Les Cités Obscures, que l’architecture atteint une fonction poétique et philosophique inédite. Ces albums — La Fièvre d’Urbicande, Brüsel, La Tour, L’Archiviste — inventent des mondes où les villes sont au cœur du récit, jusqu’à en être les protagonistes.
Architecte de formation, Schuiten déploie des panoramas vertigineux, des perspectives hallucinées, des bâtisses monumentales inspirées de l’art nouveau, du constructivisme, du gothique ou du brutalisme. Ses cités sont vivantes, évolutives, parfois destructrices. Elles incarnent les utopies (ou les cauchemars) de l’homme moderne.
Les Cités Obscures dialoguent directement avec l’histoire de l’architecture réelle, convoquant Victor Horta, Étienne-Louis Boullée ou Le Corbusier. Elles interrogent la relation entre espace construit et liberté humaine, entre urbanisme et pouvoir.
L’architecture dans la BD : fonctions et symboliques
Pourquoi une telle importance de l’architecture dans la bande dessinée franco-belge ? Plusieurs raisons :
Un héritage graphique : la tradition européenne accorde une grande place au dessin de précision, hérité des arts graphiques, de l’illustration technique et de l’imagerie populaire.
Une fonction narrative : l’espace n’est pas neutre. Il guide l’œil, rythme le récit, crée des atmosphères. Un décor bien construit est un vecteur d’émotion.
Une lecture politique : les villes dessinées sont souvent le reflet d’un ordre (ou d’un désordre) social. L’urbanisme devient une allégorie du pouvoir, du contrôle ou de la résistance.
Une source de fascination : les lecteurs eux-mêmes sont sensibles à ces univers. Qui n’a jamais rêvé de visiter la ville de Brüsel ou les couloirs du château de Moulinsart ?
Conclusion : Le neuvième art comme art de l’espace
L’architecture, dans la bande dessinée franco-belge, n’est jamais seulement un fond. Elle est structure, narration, symbole. Elle parle de l’époque, de l’imaginaire, des angoisses ou des espoirs de ses auteurs. Du classicisme d’Hergé à l’onirisme de Schuiten, en passant par le réalisme de Tardi, elle est une porte ouverte sur des mondes possibles — ou impossibles.
Dans ses bâtiments, ses villes, ses intérieurs, la BD trace une géographie sensible, où chaque mur raconte une histoire. Et où chaque case devient une fenêtre sur l’espace — réel ou rêvé.
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