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Hagio Moto et la révolution du manga féminin : l’émergence d’une voix nouvelle dans le shôjo.
Le manga féminin, ou shôjo manga, a traversé une évolution fascinante au Japon, et Hagio Moto, pionnière parmi les femmes mangaka, en est devenue une figure emblématique. Longtemps, les mangas destinés aux jeunes filles étaient réalisés majoritairement par des hommes. Bien que l’audience ciblée soit féminine, le contenu restait souvent encadré par une perspective masculine. Cependant, au fil des décennies, une génération de jeunes femmes a commencé à revendiquer ses propres envies en tant que lectrices, puis créatrices, donnant naissance à un genre de manga entièrement féminin.
Hagio Moto, née en 1949, est une figure majeure de ce mouvement. Fascinée dès son enfance par les akahon, ces mangas à bas prix originaires d’Osaka, elle se plonge dans cet univers, influencée par les œuvres de Tezuka Osamu, le maître du manga. La série Princesse Saphir, en particulier, marque les esprits et inspire de nombreux auteurs, dont Hagio Moto elle-même. Ce shôjo manga d’aventure mettant en scène une héroïne forte et intrépide contribue à poser les bases d’une littérature plus complexe pour les jeunes filles. Le style narratif et graphique de Tezuka, associé à l’esthétique de Takahashi Macoto, pose les jalons d’un style visuel qui deviendra emblématique : de grands yeux expressifs, permettant de transmettre les émotions des personnages.
Dans les années 1960, un changement sociétal permet aux femmes de s’imposer peu à peu dans l’univers du manga. L’économie japonaise est en plein essor, les magazines pour jeunes garçons se multiplient, et la demande en auteurs est constante. Les jeunes mangakas féminines sont alors de plus en plus nombreuses à se lancer, notamment dans le shôjo, leur jeune âge leur permettant de s’identifier facilement aux lectrices adolescentes. Hagio Moto, qui fait ses débuts en 1969 dans le magazine Nakayoshi de Kodansha, devient alors une porte-parole pour cette nouvelle génération de femmes mangakas.
Sa trajectoire, cependant, ne fut pas sans difficulté. Malgré sa passion et son talent, elle peine à se faire une place dans les concours d’éditeurs et tente même de publier dans COM, une revue alternative fondée par Tezuka Osamu. Cette expérience forge son style et sa détermination. Hagio Moto s’inscrit alors dans le « groupe de l’an 24 », un collectif informel d’auteures nées en 1949, comme Takemiya Keiko et Ikeda Riyoko, qui révolutionne le manga féminin en introduisant des thèmes nouveaux, tels que la sexualité et la complexité des sentiments.
Parmi ses œuvres marquantes, Le Gymnase de novembre, publié en 1971, et surtout Le Cœur de Thomas, en 1974, incarnent une nouvelle exploration de la psychologie et de la sexualité dans le shôjo manga. Ces histoires, situées dans des pensionnats européens fictifs, présentent des personnages masculins engagés dans des relations intenses, souvent ambivalentes. Le shônen-ai — genre qui aborde les relations romantiques entre garçons dans le contexte du shôjo manga — prend ainsi racine, influençant tout un pan de la bande dessinée féminine au Japon. En Occident, Hagio Moto est principalement connue pour ces récits d’amour interdit, mais elle est également une grande autrice de science-fiction et de fantastique.
Un recueil de ses œuvres, A Drunken Dream and Other Stories, publié aux États-Unis, permet de découvrir des récits emblématiques comme Bianca et Girl on Porch with Puppy. Dans ces histoires, le lecteur retrouve les influences littéraires anglo-saxonnes qui ont marqué Hagio Moto, notamment l’atmosphère nostalgique et dramatique d’une Europe idéalisée. L’auteure s’intéresse profondément à la psychologie de ses personnages, abordant des thèmes graves, tels que les relations familiales dysfonctionnelles et le pardon.
La collection Moto Hagio Anthologie offre un accès direct aux premières œuvres de l’auteure, notamment Pauvre maman, une nouvelle troublante publiée en 1971, qui aborde le matricide dans une Europe intemporelle. Ce récit, ainsi que d’autres nouvelles comme Autumn Journey et Le Petit flûtiste de la forêt blanche, montre l’étendue de l’influence de Junya Yamamoto, rédacteur en chef de magazines tels que Bessatsu Shôjo Comic et Petit Flower, qui a encouragé Hagio Moto à explorer des thèmes osés et controversés pour l’époque.
Dans ses œuvres, Hagio Moto bouscule les conventions du manga féminin et repousse les limites des genres et des normes sociales. Nous sommes onze, une longue nouvelle de science-fiction, illustre son goût pour l’imaginaire et son talent pour construire des récits de survie psychologique et physique dans des univers isolés. Cette histoire, récompensée par le prix Shôgakukan en 1976, est un huis clos spatial dans lequel dix étudiants doivent surmonter une épreuve collective pour intégrer une prestigieuse académie militaire. Est et Ouest, un lointain horizon – Nous sommes onze – suite, publiée l’année suivante, propose une intrigue géopolitique qui fait écho à la Guerre froide et introduit le genre du space opera dans le shôjo manga.
Les récits de Hagio Moto abordent des thèmes universels, comme le destin, la mort, et la réincarnation. La nouvelle Un rêve ivre, parue en 1980, explore l’idée de vies répétitives et d’amours impossibles, tandis que A-A’, un recueil regroupant trois histoires, développe des thèmes similaires dans un univers de science-fiction.
Les années 1980 marquent pour Hagio Moto une période de maturation et d’exploration de genres variés. Elle s’intéresse notamment à la musique et à la danse, thèmes populaires à l’époque dans le shôjo manga, tout en continuant à explorer des histoires sombres et psychologiques. Cependant, la série Mesh, se rapprochant d’un genre policier, reste un cas isolé dans sa bibliographie. Centrée sur les relations familiales et la vengeance, elle explore les liens familiaux complexes, une constante dans l’œuvre de Hagio Moto.
Les relations conflictuelles avec sa propre famille ont en effet laissé une empreinte durable dans ses récits. Dans Mon côté ange, une nouvelle de 1984, Hagio Moto met en scène l’histoire de deux sœurs siamoises dont l’une est jolie mais mentalement arriérée et l’autre intelligente mais peu attirante. Cette œuvre, inspirée de sa propre enfance, est une réflexion poignante sur le rejet parental et le besoin de reconnaissance.
La figure maternelle revient de manière obsessionnelle dans l’œuvre de Hagio Moto, qui n’hésite pas à aborder des sujets tabous tels que l’abus parental et la difficulté du pardon. La princesse iguane, une nouvelle de 1992, traite du rejet d’une mère envers sa fille, perçue comme un monstre. Cette œuvre, aux accents d’allégorie, est une métaphore de la quête d’identité et de l’acceptation de soi.
Si Hagio Moto explore également le genre du seinen, principalement à travers des nouvelles publiées dans des magazines destinés aux jeunes adultes, elle reste fidèle à une démarche artistique qui privilégie les émotions profondes et les questionnements personnels. Son œuvre, marquée par une rare profondeur psychologique, continue de captiver un public international, bien au-delà des frontières japonaises.
Le parcours de Hagio Moto témoigne de la complexité de l’univers du shôjo manga et de son potentiel à aborder des thèmes universels. Ses œuvres, audacieuses et profondément humaines, ouvrent la voie à de nouvelles générations de mangakas féminines. Hagio Moto a non seulement contribué à transformer le manga pour filles, mais elle a aussi élargi les horizons de la bande dessinée en explorant des thèmes de société essentiels, comme l’identité, les relations humaines et la place de la femme. En somme, elle a donné au manga féminin ses lettres de noblesse et a prouvé que le shôjo manga peut être bien plus qu’un simple divertissement.
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