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L'émergence et l'évolution du manga en France.
En France, le terme « manga » est souvent utilisé pour désigner à la fois la bande dessinée japonaise et les dessins animés issus du Japon, une vision simplifiée qui occulte pourtant la complexité et la diversité des œuvres nippones. Pour les passionnés, il est essentiel de distinguer le manga de la japanimation. La manière dont un fan reçoit le récit – par la lecture ou par la diffusion audiovisuelle – influence profondément ses pratiques culturelles et son engagement envers cet univers.
Les prémices du manga en France : des premiers balbutiements à l’engouement populaire
L’histoire du manga en France commence timidement. Les premières bandes dessinées japonaises sont publiées en 1969 dans le magazine Budo, dédié aux arts martiaux. Quelques années plus tard, entre 1978 et 1981, Le Cri qui tue, la première revue francophone consacrée à la bande dessinée japonaise, voit le jour sous la direction d’Atoss Takemoto. Cependant, ces premières tentatives passent relativement inaperçues, et il faudra attendre la fin des années 1980 pour que les productions japonaises commencent véritablement à marquer les esprits.
L’explosion de la popularité des dessins animés japonais en France coïncide avec leur diffusion sur les chaînes de télévision telles que TF1 et La Cinq. Des séries emblématiques comme Goldorak, diffusé dès 1978, ou encore Albator 78, Candy et Edgar détective cambrioleur, captivent les jeunes téléspectateurs et contribuent à l’implantation durable de la culture japonaise dans l’imaginaire collectif. Cette diffusion massive est suivie par une hausse de l’intérêt pour les produits dérivés et les jouets, symbolisant le début de ce que l’on pourrait appeler la « première génération » de fans de japanimation en France.
L’émergence d’une scène amateur et l’hybridation des influences
Malgré la popularité grandissante des animés, les mangas restent encore difficiles d’accès en France. La situation va cependant évoluer dans les années 1990, où l’on assiste à une première vague de fanzines dédiés aux mangas. Les jeunes amateurs de japanimation, souvent frustrés par le manque d’offres éditoriales, se lancent dans la création de bandes dessinées inspirées par les œuvres japonaises qu’ils affectionnent. Ces productions amateurs, diffusées via des fanzines, commencent à se structurer dès 1994.
Thierry Groensteen, dans son ouvrage L’univers des mangas, propose une analyse approfondie de la richesse et de la diversité de la bande dessinée japonaise, soulignant son ancrage dans des traditions nationales bien distinctes, tout en mettant en évidence ses caractéristiques formelles uniques. Les jeunes créateurs de fanzines vont s’inspirer de ces spécificités pour développer un style graphique et narratif qui se distingue à la fois du manga originel et de la bande dessinée franco-belge traditionnelle. Le corpus de 20 fanzines français, publié entre 1994 et 1997, offre une perspective fascinante sur cette période de transition où l’adoption des codes graphiques du manga se mêle encore à une influence latente de la bande dessinée européenne.
Une culture du manga qui s’affirme malgré les résistances
La fin des années 1980 et le début des années 1990 sont marqués par des réactions contrastées face à l’expansion de la japanimation en France. D’un côté, des émissions comme Le Club Dorothée sur TF1 et Youpi l’école est finie sur La Cinq deviennent les vecteurs principaux de la diffusion des animés japonais, attirant un large public de jeunes téléspectateurs. De l’autre, des critiques émanent de certains milieux, qui dénoncent la violence supposée de ces programmes. Le débat culmine en 1989 avec la publication par Ségolène Royal de l’essai Le Ras-le-bol des bébés zappeurs, qui déclenche une période d’austérité sur les chaînes nationales, marquée par une raréfaction des dessins animés japonais.
Malgré ce contexte difficile, les fans les plus fervents ne baissent pas les bras. Ils s’organisent en réseaux d’information, utilisant des fanzines, le Minitel et plus tard Internet pour échanger des informations, des conseils, et des mangas. Des librairies spécialisées deviennent des lieux de rendez-vous essentiels pour ces passionnés, comme la librairie Déesse à Paris, où Yvan West Laurence raconte avoir fait de nombreuses rencontres déterminantes pour la structuration de la communauté manga en France.
L’essor de l’édition manga en France : entre avant-garde et popularisation
En 1990, l’éditeur Glénat fait un premier pas décisif en publiant la version française du manga Akira de Katsuhiro Otomo, suivi en 1993 par la publication de Dragon Ball d’Akira Toriyama. Ces œuvres, rapidement devenues cultes, marquent le début d’une expansion rapide du marché du manga en France. En 1994, Tonkam, d’abord une librairie spécialisée, se lance dans l’édition avec Vidéo Girl Aï de Masakazu Katsura, publié dans le sens de lecture original, une première en France. Cet événement illustre la volonté de certains éditeurs d’offrir au public français une expérience de lecture authentique, fidèle aux œuvres originales japonaises.
L’offre éditoriale, d’abord limitée à une poignée de titres, explose à partir de 1995, et le marché du manga en France connaît une croissance exponentielle. Toutefois, cette expansion ne se fait pas sans défis. Les premiers titres disponibles sont souvent des shônen mangas, destinés à un jeune public masculin, tandis que les shôjo mangas, orientés vers un public féminin, restent rares. Ce déséquilibre dans l’offre va progressivement se résorber, au fur et à mesure que le marché s’élargit et que de nouveaux éditeurs s’impliquent.
L’imitation du modèle japonais et la question de l’héritage occidental
Les premiers fanzines manga en France se distinguent par leur volonté manifeste d’imiter le modèle japonais, tant au niveau graphique que narratif. Les jeunes auteurs et autrices, souvent âgés d’à peine 20 ans, n’hésitent pas à intégrer des codes graphiques typiques du manga : grands yeux expressifs, décors minimalistes, recours aux trames pour les nuances de gris, ou encore l’utilisation de cases irrégulières pour dynamiser l’action. Toutefois, la barrière linguistique et la difficulté d’accès aux mangas originaux limitent cette imitation, et l’influence de la bande dessinée franco-belge reste perceptible, notamment dans le traitement de certaines expressions graphiques.
L’héritage occidental se manifeste aussi dans l’utilisation de codes graphiques issus de la bande dessinée européenne. Par exemple, les jeunes créateurs continuent d’utiliser des symboles signifiants tels que les têtes de mort ou les étoiles pour exprimer la douleur, ainsi que des onomatopées traditionnelles comme « Boum! » ou « Tap Tap Tap ». Cette hybridation des influences est révélatrice de la manière dont ces jeunes artistes naviguent entre deux cultures graphiques pour créer une forme d’expression qui leur est propre.
Les enjeux de l’hybridation : une réflexion sur la définition du manga
L’émergence des fanzines manga en France soulève des questions profondes sur la nature du manga et sur la possibilité de créer un « manga français ». Peut-on réellement faire du manga sans maîtriser la langue japonaise et sans être immergé dans la culture nippone? Les jeunes auteurs et autrices des années 1990 se heurtent à cette question, tentant tant bien que mal de reproduire les codes du manga tout en s’appuyant sur leur propre bagage culturel. L’imitation du modèle japonais est poussée jusqu’à l’utilisation de termes japonais dans les dialogues ou les titres des fanzines, mais la question de l’authenticité demeure.
L’essor des webtoons et la mondialisation du marché de la bande dessinée illustrent la manière dont ces distinctions traditionnelles sont en train de s’estomper. Les nouvelles générations de créateurs, influencées par des références diverses et souvent issues de cultures hybrides, adoptent une approche plus souple, où les frontières entre manga, comics et bande dessinée franco-belge deviennent de plus en plus floues.
La dynamique d’un marché en pleine transformation
L’évolution du manga en France, des premières diffusions de dessins animés japonais à la multiplication des titres disponibles en librairie, témoigne d’une dynamique culturelle complexe et en constante transformation. Les jeunes créateurs des années 1990, pionniers du fanzinat manga, ont joué un rôle crucial dans l’introduction et la diffusion de cette forme d’art au sein de l’espace francophone. Leur engagement, leur créativité et leur capacité à s’approprier des codes graphiques étrangers ont ouvert la voie à une nouvelle génération d’artistes, qui continuent aujourd’hui d’explorer et de redéfinir les frontières du manga.
La question de la définition du manga et de son hybridation avec d’autres formes de bande dessinée reste d’actualité, et il est fort probable que cette réflexion continue d’alimenter les débats au sein de la communauté des fans et des créateurs. L’histoire du manga en France est celle d’une rencontre entre deux cultures graphiques, dont l’issue est encore en train de s’écrire, à mesure que de nouvelles œuvres viennent enrichir cet univers en perpétuelle évolution.
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