C’est une véritable œuvre d’art, un joyau de papier aussi rare que somptueux, qui s’apprête à prendre la lumière :...
La naissance du mythe Trondheim : entre radicalisme graphique et narration classique.
La légende veut que Lewis Trondheim ait appris à dessiner en 1990, lorsqu’il se lança dans l’aventure des 500 pages de Lapinot et les carottes de Patagonie. Cette histoire, relayée dans l’« avant-propos » de cet ouvrage devenu emblématique, a marqué l’imaginaire de nombreux lecteurs et critiques. Cependant, la réalité est plus nuancée. Trondheim avait déjà une maîtrise certaine du dessin avant d’entamer cette œuvre titanesque.
Sous l’influence d’Harry Morgan, auteur de The Adamantine, Trondheim crée son propre fanzine intitulé ACCI H3319, publié entre 1988 et 1990 avec « douze numéros et demie ». Cette publication, aujourd'hui introuvable, n’apparaît même pas dans la bibliographie officielle de l’auteur. Elle représente un authentique « péché de jeunesse », une époque où Trondheim n’était pas encore l’illustrateur animalier que l’on connaît. Certaines de ses bandes mettaient en scène des personnages humains, d’autres avaient des formes plus abstraites, se rapprochant des bonshommes-patate. Quant aux représentations animalières, elles étaient déjà présentes, mais n’étaient qu’une des multiples formes que l’auteur explorait.
Dans ce fanzine confidentiel, des bribes d’œuvres futures sont déjà visibles. Ainsi, des fragments de Gare centrale (qui deviendra un scénario pour Jean-Pierre Duffour) côtoient des gags repris plus tard dans Le crabar de Mammouth. Le personnage de Mister Weird, que l’on retrouvera dans Les carottes de Patagonie, y fait également ses premières apparitions. Certains numéros de ACCI H3319 vont jusqu’à inclure des mini-comix, où l’on trouve les versions initiales de La mort farceuse et Monnaie de singe, deux histoires redessinées plus tard dans Genèses apocalyptiques.
Deux livres furent prépubliés dans leur intégralité dans ce fanzine : Psychanalyse et Le dormeur. Ces deux recueils d’histoires courtes, empreintes d’un humour caustique, utilisaient une technique spécifique, celle de l’itération iconique, qui consiste à photocopier une même case autant de fois que nécessaire. Psychanalyse, édité par Le Lézard en 1990, devient ainsi le premier livre de Trondheim, tandis que Le dormeur ne sera publié qu’en 1993 par Cornélius.
L’itération iconique : un procédé créatif audacieux
L’itération iconique, ou le principe de la case photocopiée, mérite que l’on s’y attarde. Cette technique permet à l’auteur de produire des bandes à partir de quelques cases génératrices, qu’il photocopie et découpe pour ensuite les assembler et y ajouter les dialogues. Cette approche peut varier : l’auteur peut choisir de dessiner de nouvelles cases au fur et à mesure ou se limiter à un nombre fixe, sans possibilité de modification. Plus le nombre de cases génératrices est faible, plus le défi devient complexe. Pour Le dormeur, une seule case a été utilisée.
Dans Psychanalyse, Trondheim met en scène un personnage patatoïde, coiffé de quelques poils, évoluant sans décor et interagissant avec des interlocuteurs hors champ. Ce protagoniste, souvent maladroit et parfois dangereux, incarne l’idiot candide, exposant ses idées saugrenues dans des dialogues aussi absurdes que désopilants. Ses interlocuteurs, forcés d’entrer dans sa logique décalée, se retrouvent malgré eux dans le rôle de psychanalystes, réagissant plus qu’ils ne contrôlent la situation. Le lecteur, lui-même, est parfois placé dans cette posture inconfortable, face à un protagoniste qui n’a que faire des normes sociales ou de la bienséance.
Avec Le dormeur, le procédé est poussé à l’extrême. Une seule case, celle d’un personnage à moitié endormi, est répétée à l’infini. Le dialogue, cynique et imprégné de mauvaise foi, devient l’élément central de l’œuvre. Le dormeur, malgré son apparente simplicité, montre déjà l’aisance de Trondheim à maîtriser le format du comic strip, pratique relativement rare dans la bande dessinée européenne.
1990 : une année charnière pour Lewis Trondheim
L’année 1990 marque un tournant dans la carrière de Trondheim. Outre Psychanalyse, il participe à diverses publications et projets, comme la revue Psikopat, où il publie Monolinguistes. Il est alors connu pour ses bandes dessinées aux cases photocopiées, une technique qui constitue l’essentiel de son travail publié à cette époque. Toutefois, Jean-Christophe Menu, un de ses amis et collaborateurs, lui propose un défi : dessiner huit cases qui serviront à Trondheim pour réaliser cent strips. Ce projet aboutira à la publication de Moins d’un quart de seconde pour vivre, premier livre de Trondheim à L’Association, qui précède de deux ans la fondation de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle).
Dans cet ouvrage, Trondheim doit composer avec une contrainte supplémentaire : il ne contrôle pas les dessins, créés par Menu. Il doit donc adapter ses dialogues à ces cases imposées, tout en conservant une fluidité naturelle. L’astuce réside dans les subtilités des dessins de Menu : une bouche entrouverte ou un regard détourné permettent à Trondheim de jouer avec l’interprétation et d’intégrer des éléments narratifs inattendus. Ce jeu sur les non-dits et les interprétations ambiguës offre une liberté créative à l’auteur, malgré les contraintes imposées.
Radicalisme graphique et simplicité narrative
Ces premières œuvres de Lewis Trondheim s’inscrivent dans une démarche radicale. À travers un graphisme minimaliste et l’utilisation répétée de cases photocopiées, il semble prôner une forme de désacralisation du dessin. L’essentiel réside dans la lisibilité, dans une approche où le trait n’est pas délié mais réduit à sa plus simple expression. Ce minimalisme visuel annonce déjà ses futures expérimentations en bande dessinée abstraite.
Cependant, cette audace graphique contraste avec une narration relativement classique. Trondheim ne bouleverse pas la structure du récit ni la mise en page ; il raconte des histoires avec une mécanique similaire à celle de grands auteurs comme Franquin ou Schulz. Ce décalage entre la simplicité du graphisme et la profondeur des récits constitue l'une des forces de son travail. Dans Moins d’un quart de seconde pour vivre, Trondheim pousse encore plus loin cette mécanique, misant davantage sur les dialogues que sur le gag pur, introduisant ainsi des réflexions philosophiques subtiles.
La fin de l’itération iconique et l’ère du Lapinot
Au milieu de l’année 1991, Trondheim abandonne progressivement l’itération iconique et se tourne vers l’animalier, un style qu’il ne quittera plus. Cette transformation a lieu lors de son travail à l’Atelier Nawak, où il produit les 424 premières pages de Lapinot et les carottes de Patagonie, marquant ainsi le début de l’une des œuvres les plus emblématiques de la bande dessinée contemporaine.
En somme, les débuts de Trondheim sont marqués par un radicalisme graphique et une volonté de repousser les limites du format bande dessinée. À travers des techniques novatrices comme l’itération iconique, il parvient à créer des œuvres à la fois singulières et accessibles, ancrées dans une narration habile et ingénieuse. Ses premières œuvres, bien que peu connues du grand public, constituent les fondations d’une carrière riche et prolifique, où l’expérimentation côtoie la simplicité du trait et la profondeur du récit.
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