Les Cités obscures : une exploration des architectures narratives et des univers diégétiques dans l'œuvre de Schuiten et Peeters.

L'œuvre de Benoît Peeters et François Schuiten, connue sous le titre Les Cités obscures, se distingue nettement de la production habituelle de la bande dessinée franco-belge. Depuis plus de trois décennies, ce duo d'auteurs a développé une série qui, tout en respectant un certain principe sériel, s'éloigne radicalement des pratiques conventionnelles de la bande dessinée classique. Le titre même de cette œuvre, Les Cités obscures, annonce d'emblée une approche différente : le pluriel et la référence à des lieux – et non à des personnages – soulignent la singularité de cette série. Chaque album porte en effet le nom d'une ville fictive, telle que Samaris, Urbicande, Armilia, ou Brüsel, et ce n'est qu'avec la publication de L’Enfant penchée que cette tradition est quelque peu modifiée. Contrairement à la bande dessinée traditionnelle, où les personnages sont souvent les points d'ancrage des récits, ici ce sont les villes elles-mêmes qui jouent ce rôle central, dictant en grande partie les actions des personnages et la progression narrative.

L'un des aspects les plus fascinants des Cités obscures est la manière dont Peeters et Schuiten intègrent la dimension érotique et symbolique du corps féminin dans la structure narrative et visuelle de leurs albums. Par exemple, dans Les Murailles de Samaris, une planche emblématique montre le corps nu d'une femme dont les courbes se fondent dans le décor urbain. Ce corps féminin, érotisé, devient progressivement un élément du paysage, créant une métaphore visuelle qui lie intimement le corps et la ville. Cette interaction entre le personnage et son environnement est récurrente dans l'œuvre de Peeters et Schuiten, où les protagonistes sont souvent davantage des observateurs que des acteurs, influencés par les changements de leur environnement plutôt que par leur propre volonté. La transformation narrative ne concerne ainsi pas tant l'évolution psychologique des personnages que les modifications de l'espace urbain lui-même, ou encore la perception que ces personnages ont de leur environnement.

L'idée d'une "architecture narrative" n'a jamais été aussi bien incarnée que dans Les Cités obscures. Le récit y est en effet indissociable du lieu, voire se confond avec lui. Par exemple, dans La Fièvre d’Urbicande, l'apparition des hexaèdres, ces mystérieuses structures géométriques, illustre l'impact de l'environnement sur les actions et les interactions des personnages. Ces hexaèdres, qui se multiplient à une vitesse incontrôlable, ne sont pas seulement un élément du décor mais deviennent une partie intégrante de la narration. Comme l’a souligné Vincent Amiel, ces structures rappellent la grille des cases de bande dessinée, soulignant ainsi une réflexion méta-narrative sur le médium lui-même. Dans Les Cités obscures, la ville et la planche de bande dessinée deviennent deux faces d'une même réalité, où l'une influe sur l'autre de manière continue.

La réflexivité est également un élément central dans l'œuvre de Peeters et Schuiten. Contrairement à d'autres bandes dessinées qui exploitent la réflexivité de manière ostentatoire, Les Cités obscures le fait de manière plus subtile. Il ne s'agit pas ici d'une simple mise en abyme ou d'une reconnaissance de l'artifice, mais plutôt d'une intégration totale de la réflexivité dans la structure narrative et visuelle. Cette approche est en partie due à l'influence des théoriciens du Nouveau Roman sur Peeters, qui, dans son ouvrage Lire la bande dessinée, discute des enjeux de la mise en page et de la création narrative en bande dessinée. Peeters valorise une approche de la bande dessinée où l'organisation de la planche dicte le récit, plutôt que l'inverse. Cette réflexion sur la mise en page et le découpage est essentielle dans Les Cités obscures, où chaque élément de la composition graphique contribue à la construction du récit et à l'immersion du lecteur dans cet univers parallèle.

La série Les Cités obscures se distingue également par sa manière d'aborder le thème du "miroir" et du reflet, en particulier en ce qui concerne la relation entre les mondes fictifs et le monde réel. Schuiten et Peeters décrivent souvent leur œuvre comme un miroir déformant du monde réel, où les villes fictives renvoient, de manière allégorique, aux réalités de notre propre monde. Par exemple, dans Les Murailles de Samaris, le protagoniste Franz découvre que la ville qu'il explore est en réalité un gigantesque trompe-l'œil, peuplé d'êtres mécaniques. Cette révélation sur la nature factice de la ville fonctionne comme une métaphore de la bande dessinée elle-même, un médium qui juxtapose des unités bidimensionnelles pour créer une illusion de réalité. Ce jeu sur l'illusion et la réalité est au cœur de Les Cités obscures, où chaque ville semble être à la fois un reflet et une altération du monde réel.

L'album Les Murailles de Samaris, premier de la série, est sans doute le plus radical en termes de réflexivité. Le récit, basé sur un leurre progressif, conduit le protagoniste à découvrir la fausseté du monde qu'il explore. Cette prise de conscience du protagoniste se double d'une prise de conscience du lecteur, qui réalise que la bande dessinée elle-même est un jeu de miroirs, où la réalité n'est jamais ce qu'elle paraît être. La transformation de Les Murailles de Samaris au fil de ses différentes versions témoigne également de cette volonté de Peeters et Schuiten de jouer avec les attentes du lecteur et de subvertir les conventions narratives.

Au-delà de la bande dessinée, Les Cités obscures s'inscrit dans une tradition de réflexion sur l'intermédialité, c'est-à-dire sur les interactions entre différents médias. Par exemple, dans La Tour, l'apparition de tableaux en couleur dans un album en noir et blanc souligne la rupture entre deux mondes, l'un fictif, l'autre appartenant à un autre médium. Cette utilisation de la couleur pour distinguer les mondes, ainsi que la manière dont Peeters et Schuiten intègrent des éléments issus d'autres arts – comme la peinture ou la photographie – dans leur œuvre, montre leur souci constant de questionner les limites du médium de la bande dessinée et de jouer avec les attentes du lecteur.

Enfin, Les Cités obscures se distingue par son ambition intermédiale, sa capacité à intégrer et à dialoguer avec d'autres formes d'art et de médias. L'œuvre de Schuiten et Peeters ne se limite pas à la bande dessinée : elle s'étend à d'autres domaines, tels que la photographie, le film, et même les conférences illustrées. Par exemple, dans L'Affaire Desombres, un film pseudo-documentaire, les auteurs utilisent le médium cinématographique pour approfondir leur réflexion sur la fiction et sur la création artistique. Cette approche intermédiale, qui brouille les frontières entre les différentes formes d'art, est au cœur de la démarche réflexive de Les Cités obscures.

Ainsi, Les Cités obscures n'est pas seulement une série de bande dessinée, mais une véritable exploration des possibilités narratives et graphiques du médium. À travers des récits qui se confondent avec les lieux qu'ils décrivent, et grâce à une réflexion constante sur le médium lui-même, Peeters et Schuiten ont créé une œuvre unique, qui continue d'influencer et de fasciner les lecteurs et les créateurs de bande dessinée. En intégrant des éléments issus de l'architecture, de la peinture, et du cinéma, Les Cités obscures transcende les frontières de la bande dessinée traditionnelle pour proposer une vision du monde où la fiction et la réalité se reflètent et se confondent, offrant ainsi une expérience de lecture profondément immersive et réflexive.