Pourquoi les Dalton sont-ils rayés en noir et jaune ?

La bande dessinée "Lucky Luke", créée par Morris (pseudonyme de Maurice de Bevere) en 1946, fait partie de ces œuvres iconiques qui ont marqué plusieurs générations. Parmi les éléments notables de cette série, on peut évoquer les choix graphiques singuliers, notamment dans la mise en couleur, ainsi que l’aspect vestimentaire des personnages, particulièrement celui des bagnards, souvent représentés en noir et blanc. Ces aspects ont suscité des questions tant chez les amateurs d’histoire que chez les passionnés de bande dessinée, et c’est ce lien entre la reconstitution historique et la créativité artistique que nous allons explorer ici.

Les bagnards : entre réalité historique et interprétation graphique

Lorsque Morris s’est attelé à la création de Lucky Luke, il s'est basé sur une iconographie et des archives souvent limitées aux photographies en noir et blanc. Cette contrainte visuelle a influencé la représentation des bagnards dans la série. Les détenus sont traditionnellement vêtus de rayures noires et blanches, une convention qui trouve ses origines dans la nécessité de distinguer facilement les prisonniers en cas d’évasion. Toutefois, dans la réalité, les couleurs des uniformes de prisonniers étaient plus nuancées. Par exemple, dans certaines prisons américaines actuelles, les détenus portent des uniformes orange fluo, facilitant ainsi leur repérage.

Morris, quant à lui, a dû faire face à l'incertitude sur la couleur précise des uniformes historiques, notamment les bandes entre les rayures noires. Selon les historiens, il est probable qu'il s'agissait d’une teinte claire, sans doute pour des raisons de visibilité. Cette incertitude a donné une certaine liberté artistique à Morris, qui a stylisé les uniformes des prisonniers de façon marquante, en accentuant le contraste visuel.

La mise en couleur de Lucky Luke : une approche unique

La technique utilisée par Morris pour la mise en couleur de Lucky Luke est également un point d'intérêt, car elle s’inscrit dans une tradition d’impression ancienne, bien avant l’arrivée des technologies numériques. À l’époque, les dessinateurs travaillaient sur des "bleus". Cette méthode consistait à dessiner d’abord au crayon bleu, puis à repasser les contours à l’encre noire sur une page distincte. Les imprimeurs travaillaient ensuite avec cette superposition de calques pour ajouter les couleurs.

Ce procédé artisanal donnait souvent des résultats surprenants, avec des aplats de couleurs qui n’étaient pas toujours en phase avec la réalité. On retrouvait des ciels violets ou roses, des ombres déformées et des personnages dont les traits étaient parfois volontairement simplifiés. Morris, loin de chercher un réalisme absolu, préférait jouer avec ces imperfections. Son approche audacieuse consistait à styliser ses personnages et les décors, offrant ainsi une lecture graphique moderne et épurée, presque "pop", rappelant par moments l'esthétique d’Andy Warhol. Cette simplification des formes et des couleurs conférait à Lucky Luke un style visuel immédiatement reconnaissable, en rupture avec les autres bandes dessinées de son époque.

La stylisation des Dalton : un coup de maître visuel

Parmi les personnages les plus emblématiques de la série, les frères Dalton se distinguent non seulement par leur comportement comique, mais aussi par leur apparence visuelle. Le jaune éclatant de leurs tenues est devenu l’un des symboles de leur identité. Ce choix de couleur, à la fois inattendu et efficace, leur permettait d’être immédiatement repérables dans les cases. Morris exploitait ici une astuce visuelle simple mais redoutablement efficace : des couleurs franches et vives pour des personnages dont la bêtise et la maladresse créaient un contraste humoristique avec leurs actes de banditisme.

L’art de l’illusion graphique

L’univers de Lucky Luke, et en particulier son traitement des couleurs et des costumes, témoigne d’une liberté artistique qui puise dans les techniques d’impression traditionnelles tout en s’inspirant de sources historiques parfois limitées. Morris, par ses choix graphiques, a su donner à ses personnages une identité visuelle forte, oscillant entre un héritage historique (comme les bagnards en noir et blanc) et une modernité audacieuse (avec des aplats de couleurs pop et des stylisations inattendues). Ce mélange d’ancien et de moderne fait de Lucky Luke une œuvre intemporelle, où chaque détail graphique contribue à l’humour et à l’ironie qui caractérisent si bien la série.

Ainsi, que l’on soit passionné d’histoire ou d’art graphique, Lucky Luke offre un champ d’étude fascinant, où la réalité est constamment réinventée au service de la narration et de l’esthétique. Une véritable leçon d’imagination et de créativité, ancrée dans des techniques anciennes et des traditions artistiques intemporelles.