Les œuvres de William Shakespeare continuent de réserver des surprises, même plusieurs siècles après leur rédaction....
L’art occidental dans les mangas : un dialogue visuel entre cultures et symboles.
Les mangas japonais, œuvres foisonnantes d’imagination, intègrent souvent des symboles, des références et des clins d’œil à la culture occidentale et aux arts visuels. Cet article se penche sur l’emploi de l’art occidental, principalement la peinture, la gravure, le dessin et la sculpture, dans les mangas traduits en français. Ces références sont exploitées de plusieurs manières : elles peuvent enrichir le style graphique, servir de codes narratifs ou apparaître sous forme de citations servant l’intrigue. Au fil des exemples suivants, nous verrons comment ces œuvres se fondent dans les récits pour en approfondir le sens.
Les codes graphiques : quand l’art devient un langage visuel
Les œuvres d’art intégrées dans les mangas permettent d'identifier immédiatement certaines émotions ou concepts sans qu’il soit nécessaire de recourir à des explications supplémentaires. Ces codes graphiques, qui incluent par exemple l’art nouveau ou les œuvres d’Alfons Mucha, sont des citations visuelles aisément reconnaissables par des lecteurs un minimum familiers avec la culture artistique. Prenons le cas de Sailor Moon de Takeuchi Naoko : l’auteure emploie des motifs typiques de Mucha, comme les arabesques et les bijoux ornementaux, pour renforcer le romantisme de certaines scènes, intensifiant l’émotion du moment.
Dans un genre plus sombre, RG Veda du studio Clamp réutilise des codes inspirés de l’art nouveau pour souligner le caractère mythologique et mystique de l’histoire. Les dessins intègrent des cadres, des drapés et des poses inspirées de Mucha qui ajoutent une solennité à chaque personnage. Ces codes, devenus des stéréotypes graphiques, ne nécessitent pas de légendes explicatives tant ils sont devenus des référents identifiables et partagés par les lecteurs.
L’influence de l’art nouveau et de Mucha : une référence stylistique récurrente
L’Art nouveau, apparu en Europe en 1892, marie la nature et l’esthétique avec des lignes fluides et des motifs végétaux qui évoquent une beauté organique et libre. Les mangas de fantasy japonaise utilisent souvent cette esthétique, comme dans Les Chroniques de la Guerre de Lodoss, où les éléments de style inspirés de l’art de Mucha sont omniprésents. Cette influence s’est diffusée dans d’autres œuvres du même genre, contribuant à l’identité visuelle des mangas fantastiques. Sailor Moon, par exemple, reprend des éléments de l’art de Mucha pour décorer les scènes dramatiques et figer des moments significatifs, intégrant des motifs et des bijoux qui rappellent les affiches de l’artiste tchèque.
L’impact de H.R. Giger et de la biomécanique : l’art et le cauchemar
Le peintre suisse H.R. Giger est célèbre pour son univers biomécanique dérangeant, fait de chairs entremêlées de tuyaux et de machines. Son influence apparaît dans des mangas tels que Bastard ! ! de Hagiwara Kazushi, où le monstre Anthrax évoque directement les créatures biomécaniques de Giger. Ce personnage est une abomination technologique qui symbolise la décadence et la déshumanisation, tout comme les œuvres de Giger qui dénoncent la violence de la technologie sur l’esprit humain.
D’autres séries comme Blame ! de Nihei Tsutomu présentent des environnements labyrinthiques et sombres, peuplés de créatures dérangeantes qui rappellent le style de Giger. Le héros, Killy, arpente des espaces saturés de conduits et de tuyaux, comme un voyageur perdu dans un cauchemar industriel. L’influence de Giger est aussi palpable dans des mangas comme Berserk, où l’auteur Miura Kentarô crée des créatures monstrueuses et effrayantes qui incarnent les peurs et les obsessions humaines.
Le cri de Munch : de l’angoisse existentielle au code humoristique
Le Cri d’Edvard Munch, œuvre iconique de l’angoisse existentielle, est devenu un code graphique dans certains mangas, parfois réinterprété de manière humoristique. Dans Ranma ½ de Takahashi Rumiko, les personnages arborent les traits d’un visage criant pour exprimer la surprise ou la honte, détournant ainsi la signification sombre de l’œuvre originelle pour l’adapter à des situations comiques.
Dans un registre plus sérieux, Banana Fish de Yoshida Akimi utilise l’image de Le Cri comme un reflet direct de l’angoisse ressentie par un personnage, avec une reproduction fidèle du tableau dans une scène de choc. Ces réinterprétations et réutilisations montrent la flexibilité du tableau de Munch, qui peut à la fois incarner l’humour ou le drame, selon le contexte.
Cronos dévorant ses enfants : une image de lutte et de dépassement de soi
Le mythe de Cronos dévorant ses enfants, illustré notamment par Goya, symbolise le cycle de destruction et de renaissance, un thème exploité dans des mangas tels que Bleach de Kubo Tite et Gunnm de Kishiro Yukito. Dans Bleach, la capture de la sœur d’Ichigo par un monstre géant pousse le héros à se surpasser pour la sauver, incarnant l’idée de lutte et de dépassement de soi.
Les mangas utilisent cette image pour souligner la relation de dépendance entre les personnages, souvent liés par des sentiments de protection ou de sacrifice, qui les poussent à se battre pour sauver ceux qu’ils aiment. En transposant ce mythe grec dans des situations modernes, les auteurs confèrent un caractère universel aux épreuves de leurs personnages.
La Pietà : le drame et la compassion incarnés
La Pietà, thème récurrent de l’iconographie chrétienne, est fréquemment reproduite dans les mangas pour représenter des scènes de deuil ou de compassion. Cette posture, où un personnage en tient un autre agonisant dans ses bras, apparaît dans Claymore, où chaque scène de mort entre guerrières est chargée d’émotion grâce à cette posture classique. Elle incarne ici la solidarité et la tragédie partagée entre les personnages.
Dans Death Note, Raito soutient le détective L dans une pose rappelant la Pietà, simulant une douleur qu’il ne ressent pas vraiment. Cet usage illustre la complexité morale de Raito, qui joue de l’apparence de compassion pour tromper ceux qui l’entourent. Ce type de citation artistique permet d’ajouter une profondeur symbolique à des moments clés de l’histoire, en invitant le lecteur à voir au-delà des apparences.
La liberté guidant le peuple : une image de détermination
Le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple, est également réinterprété de manière humoristique et symbolique dans certains mangas. Dans Beach Stars, l’héroïne, au lieu d’un drapeau, brandit une pelle pour motiver son équipe, symbolisant la détermination collective pour atteindre leur objectif. Ce clin d’œil à l’iconographie révolutionnaire transpose la quête de liberté et de volonté dans un contexte plus léger et sportif, tout en conservant la puissance de la composition originale.
La culture européenne, un répertoire pour l’imaginaire japonais
À travers les références aux grandes œuvres d’art européennes, les mangas témoignent de la richesse de la culture visuelle occidentale et de son appropriation par les artistes japonais. Ces œuvres, qu’elles soient des tableaux, des sculptures ou des illustrations, ne sont pas de simples décorations mais participent à l’enrichissement de l’intrigue. Utilisées avec soin et intelligence, elles offrent une seconde lecture, qui dépasse le simple cadre de l’histoire pour s’ouvrir à des réflexions universelles.
Ces éléments artistiques illustrent la fascination et le respect des mangakas pour les chefs-d’œuvre de l’art occidental. À la fois hommage et détournement, leur utilisation dans les mangas montre la capacité des créateurs japonais à adapter et renouveler des œuvres iconiques pour en faire des symboles universels, interprétés sous une perspective nippone. Les mangas révèlent ainsi que l’art n’a pas de frontière, et que ses significations multiples peuvent traverser les cultures pour continuer d’enrichir l’imaginaire collectif.
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