Hergé, le maître des mondes entrecroisés dans l'univers de Tintin.

Depuis la naissance de la tintinophilie, les passionnés, de 7 à 77 ans, se livrent à un jeu de piste sans fin, traquant les liens entre Les aventures de Tintin et le contexte de leur création. Cette quête, qui oscille entre l'analyse des sources documentées et des hypothèses plus conjecturales — que Huibrecht Van Opstal qualifie de « rimes d’images » — repose sur un postulat simple : l'univers de Tintin est une transposition fidèle, sinon exacte, du monde réel dans lequel évoluait Hergé. Ce postulat a été confirmé par les déclarations d'Hergé lui-même, qui revendiquait un souci d'authenticité et le souhait que ses lecteurs puissent s'identifier à Tintin, en reconnaissant leur monde dans celui du jeune reporter.

Pourtant, malgré les ponts revendiqués entre réalité et fiction, l'univers de Tintin ne peut être réduit à une simple reproduction de la réalité. C'est un monde artificiel, doté de ses propres conventions esthétiques. Prenant le contre-pied d'une lecture trop réaliste de son œuvre, Hergé allait jusqu'à parler d'un « espace-temps tout à fait différent du nôtre », soulignant ainsi que son œuvre, bien que proche de la réalité, obéissait à des règles distinctes. Il était parfaitement conscient que deux univers, aussi similaires soient-ils, ne peuvent interagir sans un médiateur. Ce médiateur, selon l'hypothèse que je vais développer ici, n'est autre qu'Hergé lui-même, non pas en tant que Georges Remi, mais en tant que personnage qu'il a créé pour jouer le rôle de pivot entre la réalité et la fiction. « Hergé », tel qu'il est conçu ici, agit à la fois dans le monde réel par ses discours publics et médiatiques, et dans le monde de la fiction, où il se met parfois en scène et soutient la narration.

Hergé : un autoportrait en médiateur

Hergé aurait probablement refusé d'être considéré comme un personnage. Dans une lettre, il déclarait : « J’ai créé beaucoup de personnages, mais je ne crois guère être moi-même ce qu’on appelle un “personnage”. » Pourtant, en niant cette qualification, il n'hésite pas à parler de son histoire personnelle en termes qui, dans le domaine de la narratologie, se rapprochent de la notion de personnage. Cette subtilité rhétorique lui permet de concéder un certain parallélisme avec ses héros de papier tout en paraissant s’en distinguer.

En réalité, Hergé a activement participé à l'édification de sa propre légende. Son histoire personnelle, bien qu'elle soit souvent répétée, est une version officielle soigneusement scénarisée. Loin de subir son statut de personnage quasi mythologique, il l'a consciemment cultivé. On trouve un aveu de cette posture dans son œuvre même, notamment dans les bandes dessinées et les illustrations de circonstance. Par exemple, dans sa carte de vœux de 1973, où il a relevé le défi de dessiner tous les protagonistes de Tintin, il s'est représenté derrière Rastapopoulos, un pull-over bleu et les cheveux gris : un personnage parmi ses personnages.

Cette insertion auctoriale fait partie d'un réseau d'autoportraits humoristiques qui témoignent de la présence marquée d'Hergé dans son œuvre. Contrairement à ce qu'affirme Charles Dierick, ces « autocaricatures » n'ont pas seulement une valeur d'autocritique ou de private joke ; elles balisent la vie du personnage Hergé, se dessinant en négatif de l'évolution de son œuvre. Hergé n'existe pas sans Tintin, et il doit tout mettre en œuvre pour que ses personnages ne puissent pas exister sans lui. La mythologisation consciente de Hergé sert de pendant au mythe Tintin, et l'affirmation de sa médiation à l'intérieur de son œuvre lui permet d'affirmer sa présence face à des personnages qui tendent à s'affranchir de lui.

Quick et Flupke : un laboratoire de réflexivité

Pour comprendre cette tension entre le créateur et ses créatures, il faut remonter aux sources. Hergé commence sa carrière en 1924, lorsqu'il publie sa première illustration signée dans Le Boy-Scout belge. Cette nouvelle identité est d'abord associée à de nombreuses mises en scène auctoriales. Par exemple, dans Les Extraordinaires aventures de Totor, C.P. des Hannetons, Hergé se met en scène comme un cinéaste fictif, jouant avec les conventions narratives.

Cependant, dans Le Petit Vingtième, où il crée Tintin puis Quick et Flupke, ces mises en scène auctoriales disparaissent. Hergé abandonne le récit légendé au profit de la bande dessinée à phylactères, ce qui entraîne la perte du narrateur « à la troisième personne ». Indispensable mais inénarrable, le personnage médiateur d'Hergé doit alors élaborer d'autres stratégies pour se montrer. La tonalité fantaisiste des Exploits de Quick et Flupke lui offre l'occasion d'inscrire sa médiation dans l'iconicité même de l'œuvre, à travers l'autoreprésentation et la mise en abyme de son énonciation.

Un exemple marquant est l'épisode intitulé « Les grands moyens », où Flupke, verbalisé pour stationnement interdit, téléphone à l'auteur pour lui demander d'effacer le panneau d'interdiction. La main du dessinateur apparaît alors dans la vignette, symbolisant la présence d'Hergé, ni intégré à la fiction, ni extérieur à elle. Hergé n'est ni dedans, ni dehors : il est entre les deux. Dans un autre épisode, « Une grave affaire », Quick et Flupke enlèvent l'auteur pour se venger de lui. Le double dédoublement narratif montre que la médiation d'Hergé est répliquée dans la diégèse, révélant un conflit entre des personnages qui cherchent à s'affranchir de leur créateur et celui-ci qui s'efforce d'affirmer son autorité.

Hergé face à Tintin : un combat pour la maîtrise

Dans Les aventures de Tintin, le risque pour Hergé de se faire phagocyter par son héros est beaucoup plus élevé que dans les facétieuses revendications de Quick et Flupke. Tintin échappe de plus en plus à son créateur, et des tensions se forment régulièrement. Un premier épisode critique survient dans les années 1940, lorsque Hergé traverse une période de dépression, mettant à mal sa capacité créatrice. Incapable de créer, il doit néanmoins honorer des obligations contractuelles.

Ne pouvant exprimer son malaise directement dans Les aventures de Tintin, il le dévoile dans des autocaricatures publiées en marge de ses bandes dessinées. Dans ces représentations, le personnage de Tintin symbolise le martyre de l'artiste en panne, mais paradoxalement, en se montrant en situation d'infériorité, Hergé rappelle qu'il est le médiateur à l'existence duquel celle de Tintin est subordonnée.

Au fil des années, Hergé riposte de plusieurs manières à ce risque que Tintin lui échappe. Il multiplie les autoreprésentations qui lui donnent de l'ascendant par rapport à sa créature, et il se met en scène dans des œuvres éditoriales et médiatiques, affirmant ainsi son autorité. Par exemple, dans le recueil d'entretiens Tintin et moi de Numa Sadoul, Hergé réécrit patiemment ses réponses, y accordant autant de soin qu'à une nouvelle aventure de Tintin. En 1977, il se met à nouveau en scène dans le documentaire Moi, Tintin, où il apparaît habillé en Tintin et marchant à ses côtés. Ces mises en scène montrent la tension entre le personnage du créateur et celui de la créature, un face-à-face qui distingue et réunit à la fois Hergé et Tintin.

La médiation métaphorisée : le reporter et le médium

Pour affirmer sa maîtrise de l'univers tintinesque, Hergé accentue sa médiation en suggérant la coupure sémiotique entre réalité et fiction. Cette monstration passe souvent par les protagonistes eux-mêmes, sous la forme d'une « métaphorisation du code ». Dans Les bijoux de la Castafiore, par exemple, Hergé avoue recourir à ce stratagème sur la couverture de l'album, où il se met en scène comme un « monteur de marionnettes ». À travers son héros, il devient un « monteur de marionnettes » qui « montre » non seulement l'univers fictionnel, mais aussi la mise en scène filmique de cette représentation.

Dans Les aventures de Tintin, Hergé s'incarne en différents avatars, parmi lesquels celui du reporter et, dans une moindre mesure, celui du médium. Dès Tintin au pays des Soviets, Tintin est institué reporter, une activité qui motive le récit. Cependant, dès les premières planches, la fiction narrative se lézarde : les « photos » censées être prises par Tintin le montrent lui-même, ce qui révèle une supercherie. La compétence narrative n'est donc pas assumée par Tintin, mais par une autre instance énonciative, qui se substitue à lui dans le rôle du reporter. Cette instance est Hergé lui-même, qui se met en abyme comme reporter dans plusieurs albums.

Tout en instaurant un contrat de lecture censé assurer une transparence entre le vécu de Tintin et sa représentation, Hergé s'ingénie à dissocier le personnage du reporter de sa fonction prétendue de narrateur. Il renverse ainsi le contrat de lecture initial, transformant Tintin en objet de reportages seconds. Par exemple, dans Le lotus bleu, Le Journal de Shanghai publie une interview de Tintin, renforçant l'effet de réel tout en maintenant Tintin sous le joug de la narration d'Hergé.

Face à la médiatisation extérieure de Tintin, Hergé multiplie les médiatisations internes à son œuvre, comme dans Les bijoux de la Castafiore, où il enfouit la polyphonie médiatique à l'intérieur de son œuvre pour en reprendre le contrôle. Dans Tintin et les Picaros, l'intrigue est introduite par des représentations médiatiques multiples, qui servent d'embrayeur au récit, mais derrière leur voix se cache bien celle d'Hergé.

Le personnage du médium, quant à lui, est un autre avatar d'Hergé. Dans plusieurs albums, des personnages dotés de pouvoirs médiumniques — comme le fakir dans Le lotus bleu ou Foudre-Bénie dans Tintin au Tibet — servent de médiateurs entre deux univers. Ces médiums permettent à Hergé de distordre la temporalité linéaire de son récit, suggérant l'existence d'un ordre supérieur qui transcende la succession des événements.

Hergé, un maître incontesté de la médiation

L'œuvre d'Hergé, riche et complexe, est marquée par une tension constante entre réalité et fiction, entre le créateur et sa créature. Par ses autoportraits, ses mises en abyme, et ses personnages de médiateurs, Hergé a non seulement construit l'illusion référentielle qui sous-tend Les aventures de Tintin, mais il l'a aussi déconstruite, montrant ainsi la fragilité de cette illusion. En fin de compte, Hergé n'était pas seulement le créateur de Tintin, il était aussi le maître d'œuvre de tout un univers, un monde où la réalité et la fiction se rencontrent et se confondent sous la médiation subtile et omniprésente de l'auteur.