Tintin et Hergé : le journaliste en bande dessinée.

L’œuvre d’Hergé, et notamment les aventures de Tintin, ne peut être pleinement comprise sans prendre en compte son lien profond avec le journalisme et la presse écrite. Hergé, de son vrai nom Georges Remi, a débuté sa carrière dans un contexte où la bande dessinée était encore un genre émergent, étroitement lié au monde de la presse. Ce lien est essentiel pour comprendre non seulement la forme et le style de ses récits, mais aussi leur contenu et les choix narratifs de l’auteur.

Hergé et la presse : une relation symbiotique

Dès ses débuts, Hergé est immergé dans l’univers de la presse. Illustrateur au Vingtième Siècle, un journal catholique conservateur belge, il se voit confier la direction du supplément jeunesse Le Petit Vingtième. C’est dans ces pages que les premières aventures de Tintin voient le jour, sous forme de feuilleton hebdomadaire. Hergé se situe alors au croisement de plusieurs traditions : celle du journal illustré, de la littérature populaire et du reportage. Le fait que Tintin soit dès l’origine conçu comme un reporter n’est pas un choix anodin, mais s’inscrit dans un contexte où le journalisme est en pleine expansion, à la fois en termes de pratiques professionnelles et de représentations littéraires.

Hergé, comme beaucoup de créateurs de son époque, puise dans l’imaginaire journalistique pour nourrir ses récits. Le reportage, genre phare du journalisme du début du XXe siècle, marque de son empreinte l’œuvre d’Hergé. Les grands reporters, tels qu’Albert Londres et Joseph Kessel, étaient à la fois des aventuriers et des témoins privilégiés des événements qu’ils relataient, incarnant une figure héroïque du journalisme. Tintin, jeune reporter sans attaches, s’inscrit dans cette lignée, tout en se distinguant par une caractéristique essentielle : il est un héros d’action, rarement montré en train d’écrire.

Du reportage à la bande dessinée : une transposition poétique

Le choix de faire de Tintin un reporter semble, à première vue, naturel pour Hergé, tant ce métier s’accorde avec l’esprit d’aventure et de découverte qui anime les premières décennies du XXe siècle. Cependant, ce choix est aussi le résultat d’une évolution historique du journalisme, où le reporter s’est peu à peu imposé comme une figure centrale, en particulier grâce à l’émergence du reportage de terrain. Le reportage, tel qu’il est pratiqué à l’époque d’Hergé, est à la fois un témoignage direct des événements et une narration engageante, où le reporter s’efface parfois derrière le récit, mais reste le garant de sa véracité.

Tintin, en tant que reporter, hérite de cette poétique du reportage, mais avec une particularité : son rôle de journaliste est surtout un prétexte pour l’entraîner dans des aventures à travers le monde. Hergé évite de le montrer en train d’écrire, préférant le placer au cœur de l’action. Cette absence de l’acte d’écriture dans les albums souligne une distinction fondamentale entre le reporter réel et le héros de bande dessinée : si le premier est avant tout un témoin qui rapporte des faits, le second est un acteur qui vit ces faits. La véracité du récit de Tintin ne dépend pas d’un reportage écrit, mais de l’immersion directe du héros dans les événements.

Le reportage dans l’imaginaire collectif : du roman à la bande dessinée

Pour comprendre comment Tintin s’inscrit dans une tradition littéraire, il est nécessaire de remonter aux sources du roman reporter. Ce genre, popularisé à la fin du XIXe siècle, met en scène des journalistes qui deviennent souvent des héros en déjouant les intrigues criminelles ou en dévoilant des complots. Gaston Leroux, avec son personnage de Rouletabille, incarne cette figure du journaliste-détective, qui utilise son flair et son intelligence pour résoudre des mystères. Cette image du reporter comme enquêteur astucieux se retrouve chez Tintin, dont les aventures sont ponctuées de découvertes, de révélations et d’enquêtes.

Hergé s’inscrit donc dans une tradition littéraire où le journaliste n’est plus seulement un simple chroniqueur, mais un véritable héros de fiction. Les romans de Jules Verne, comme Michel Strogoff, mettent également en scène des reporters aventureux, qui parcourent le monde pour relater des événements spectaculaires. Ces figures littéraires, à la fois curieuses et courageuses, trouvent un écho chez Tintin, dont les péripéties sont autant de prétextes pour explorer des contrées lointaines et exotiques.

La médiatisation du héros et le journal comme moteur narratif

Une des caractéristiques récurrentes des aventures de Tintin est la manière dont le journal, en tant qu’objet, et le reportage, en tant que genre, sont intégrés dans la narration. Hergé utilise souvent des coupures de journaux fictifs pour relancer l’intrigue ou pour donner une dimension réaliste à son récit. Par exemple, dans Le trésor de Rackham le Rouge, c’est par la lecture d’un journal que Tintin découvre des informations cruciales pour la suite de l’histoire. Ce procédé narratif, qui consiste à insérer des éléments de presse dans la bande dessinée, contribue à ancrer les aventures de Tintin dans un univers médiatique familier au lecteur.

De plus, la médiatisation des exploits de Tintin à la fin de ses aventures, où il est souvent acclamé par la presse et le public, renforce son statut de héros populaire. Cette reconnaissance par les médias fictifs de son univers souligne l’importance du journal dans la construction de son image de reporter-aventurier. Hergé joue ainsi sur la frontière entre réalité et fiction, en faisant de Tintin un personnage dont les exploits sont rapportés par les journaux, tout en s’abstenant de montrer le héros en train de rédiger ses reportages.

Hergé et le journalisme : une réflexion sur le rôle du reporter

La relation complexe entre Tintin et le journalisme, telle qu’elle est développée par Hergé, reflète aussi une réflexion plus large sur le rôle du journaliste dans la société. À une époque où la presse joue un rôle central dans l’information et la formation de l’opinion publique, Hergé choisit de présenter un reporter qui, bien que fictif, incarne les valeurs de courage, d’intégrité et de curiosité intellectuelle. Cependant, en écartant l’écriture de la représentation de Tintin, Hergé semble aussi questionner la place de l’écrit dans le journalisme moderne, privilégiant l’action et l’expérience directe.

Cette distance prise par Hergé vis-à-vis de l’écriture journalistique peut être vue comme une forme de critique implicite de la presse de son époque, où le sensationnalisme et la recherche du scoop prennent souvent le pas sur la rigueur et l’analyse. Tintin, en tant que reporter, n’est pas préoccupé par les contraintes du journalisme, mais par la quête de la vérité, quel que soit le prix à payer.

Tintin, un héros entre fiction et réalité

L’œuvre d’Hergé, en particulier à travers les aventures de Tintin, illustre de manière unique la rencontre entre la bande dessinée et le journalisme. En créant un héros qui est à la fois reporter et aventurier, Hergé fusionne deux genres narratifs pour donner naissance à une figure emblématique, à la fois ancrée dans l’imaginaire collectif et profondément originale. Le choix de ne pas montrer Tintin en train d’écrire, tout en le plaçant constamment au cœur de l’action, révèle une tension entre le reportage tel qu’il est pratiqué dans la réalité et sa transposition dans la fiction. Cette tension est au cœur de l’œuvre d’Hergé, qui, tout en s’inspirant du monde journalistique, en propose une vision épurée, presque mythifiée, où l’aventure et l’action l’emportent sur la simple narration des faits.

En fin de compte, Tintin est moins un journaliste qu’un héros moderne, pour qui l’écriture n’est qu’un prétexte à l’exploration et à la découverte. Hergé, en inscrivant son personnage dans une tradition littéraire riche et en l’adaptant aux spécificités de la bande dessinée, a réussi à créer une œuvre qui transcende les genres et continue de captiver les lecteurs de toutes générations.